Cybersécurité / cybercriminalité, Respect de la vie privée, protection des données et rétention, Violence contre les orateurs / impunité
Telegraaf Media Nederland Landelijke Media c. Pays-Bas
Pays-Bas
Affaire résolue Élargit l'expression
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La première section de la Cour européenne des droits de lʼhomme (« la Cour ») a conclu que les autorités turques « nʼont pas pris les mesures raisonnables à leur disposition pour prévenir un risque réel et immédiat » pour la vie dʼun journaliste (le frère du requérant) travaillant pour le quotidien Özgür Gündem à Şanlıurfa. La Cour a également estimé que les autorités nʼont pas mené dʼenquête effective sur les circonstances de sa mort. Le journaliste a été tué en 1993, malgré ses demandes urgentes de mesures de protection en raison dʼattaques et de meurtres visant des personnes travaillant pour Özgür Gündem. Le requérant a fait valoir que les autorités turques ont violé (entre autres) lʼarticle 2 de la Convention européenne des droits de lʼhomme (CEDH), qui consacre le droit à la vie, et quʼelles nʼont pas mené dʼenquête effective sur la mort de son frère. La Cour a considéré que les autorités avaient connaissance du risque spécifique, réel et immédiat auquel le journaliste était confronté. Le gouvernement nʼa pas pris les mesures que lʼon pouvait raisonnablement attendre de celui-ci afin d’éviter ce risque et nʼa donc pas rempli son obligation positive au titre des articles 2 et 13 de la CEDH. En outre, le dossier dʼenquête était inactif et aucune enquête nʼa été menée sur la possibilité que le journaliste ait été ciblé en raison de son travail pour Özgür Gündem. Cela a notamment rendu lʼenquête infructueuse.
Le requérant était le frère de Kemal Kiliç. Kemal Kiliç était journaliste et travaillait pour le quotidien Özgür Gündem, à l’agence de Şanlıurfa. Özgür Gündem est un média qui cherche à refléter lʼopinion des Kurdes turcs contre lequel de nombreuses poursuites ont été engagées pour diffusion de la propagande séparatiste et de déclarations du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Des personnes travaillant pour Özgür Gündem, notamment des personnes impliquées dans la vente et la distribution du journal, ont reçu des menaces de mort et ont été victimes dʼattaques et dʼassassinats. C’est la raison pour laquelle Kemal Kiliç a envoyé un communiqué de presse au gouverneur de Şanlıurfa, demandant que des mesures soient prises pour protéger les personnes travaillant à l’agence de Şanlıurfa d’Özgür Gündem. Cette demande a été déclinée, car le bureau du gouverneur a affirmé quʼaucune attaque ou menace de ce type nʼavait eu lieu. Kemal Kiliç a publié un communiqué de presse indiquant que les attaques se poursuivaient malgré les demandes de mesures urgentes.
Il a été accusé dʼavoir insulté le gouverneur et a été placé en détention. Il a été libéré le même jour. Le 18 février 1993, Kemal Kiliç a été abattu et retrouvé mort avec des blessures par balle à la tête. Sa bouche était recouverte de ruban adhésif dʼemballage et il avait une corde autour du cou. Un morceau de papier avec les lettres U et Y, taché de sang, a également été trouvé. L’arme utilisée s’avère identique à celle utilisée plus tôt dans la journée lors dʼune attaque armée contre un magasin. Hüseyin Güney, lʼauteur (présumé) de lʼattaque armée, a été accusé du meurtre de Kemal Kiliç. Cependant, Güney a nié toute implication dans les infractions, y compris le meurtre. Güney a finalement été condamné pour lʼattaque armée et pour avoir été membre dʼune organisation séparatiste. Selon le tribunal national, il ne peut être tenu responsable dʼaucune autre infraction. Le procureur général du tribunal turc a ouvert une enquête sur le meurtre de Kemal Kiliç, et a demandé au commandement de la gendarmerie de Şanlıurfa de lui faire un rapport tous les trois mois sur les preuves obtenues concernant son meurtre.
Lʼhomicide est interdit en Turquie en vertu des articles 448 et 455 du code de procédure pénale turc. Les obligations des autorités concernant la conduite dʼune enquête préliminaire sont définies dans les articles 151 à 153 du Code de procédure pénale.
La Cour devait principalement déterminer si les autorités turques avaient violé le droit à la vie prévu aux articles 2 et 13 de la CEDH en ne prévoyant pas de mesures de protection pour éviter le risque réel et immédiat pour la vie de Kemal Kiliç et en ne menant pas dʼenquête effective sur les circonstances de son décès.
Le requérant a fait valoir que lʼÉtat doit être tenu responsable de la mort de son frère, car il nʼa pas pris de mesures de protection et nʼa pas mené dʼenquête effective sur sa mort. Il a invoqué lʼarticle 2 de la CEDH [§ 54]. Le requérant se réfère au rapport Susurluk « qui étaye fortement les allégations selon lesquelles des attaques illégales ont été menées avec le soutien et au su des autorités » [§ 56]. Le rapport Susurluk a été produit à la demande du Premier ministre turc, dans lequel sont décrits « lʼacquiescement et la connivence » des autorités de lʼÉtat dans des activités illégales. Le requérant a également affirmé que « les procureurs nʼétaient pas susceptibles de mener des enquêtes efficaces sur les allégations contre les forces de sécurité » [§ 56]. Le requérant a ainsi souligné un manque dʼindépendance dans la procédure. Concernant lʼenquête, le requérant a fait notamment valoir que les autorités ont pris peu de mesures pour trouver les auteurs du crime et nʼont pas élargi lʼenquête pour examiner si le meurtre était lié à la fonction journalistique de son frère chez Özgür Gündem. Le requérant a déclaré que le procès de Güney, alors même quʼil nʼexistait aucune preuve le liant au meurtre, a eu pour « effet pratique de clore lʼenquête » sur la mort de son frère [§§ 56-58].
Le Gouvernement a déclaré que le rapport Susurluk nʼavait « aucune valeur probante et ne pouvait être pris en compte pour évaluer la situation dans le sud-est de la Turquie » [§ 59]. Les autorités ont en outre fait valoir que Kemal Kiliç ne courait aucun risque particulier de violence illégale. En raison du climat dʼintimidation et de violence généralisée qui régnait alors, « personne dans la société ne pouvait se sentir en sécurité à l’époque ». « On aurait pu, par exemple, dire que tous les journalistes étaient menacés, au delà du cas particulier que représente Kemal Kiliç » [§ 60]. Le Gouvernement a également affirmé que lʼenquête sur le meurtre avait été menée avec précision et professionnalisme et quʼil avait poursuivi lʼenquête après la condamnation de Güney.
La Cour a évalué lʼaffaire comme suit.
Article 2
La Cour a déclaré que lʼarticle 2 exige non seulement à lʼÉtat de « sʼabstenir dʼôter intentionnellement et illégalement la vie » [§. 62], mais implique également que les États prennent les mesures appropriées pour protéger la vie des personnes relevant de leurs juridictions respectives. Dans des circonstances appropriées, cette obligation positive sʼétend à la prise de « mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu dont la vie est menacée par les actes criminels dʼun autre individu » [§ 62]. Cette éventuelle obligation ne doit pas imposer une « charge impossible ou disproportionnée aux autorités » [§ 63]. En lʼespèce, il nʼa pas pu être établi que Kemal Kiliç ait été tué par des agents de lʼÉtat ou des personnes agissant pour leur compte. La question qui reste à déterminer est de savoir si les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger Kiliç dʼun risque encouru pour sa vie.
La Cour a rappelé que Kemal Kiliç a demandé au gouverneur de prendre des mesures de protection, deux mois avant dʼêtre abattu. Sa pétition montrait quʼil considérait que lui-même et dʼautres personnes étaient en danger en raison de leur travail pour Özgür Gündem. Les vendeurs et distributeurs de ce journal avaient été menacés et attaqués, selon Kemal Kiliç. Le Gouvernement a affirmé que Kiliç ne courait aucun risque particulier. Or, la Cour a précédemment constaté début 1993, les autorités avaient connaissance du fait que les personnes travaillant pour Özgür Gündem craignaient dʼêtre « victimes dʼune campagne concertée » tolérée, voire approuvée, par des agents de lʼÉtat [§ 66]. Un nombre important dʼinfractions ont été commises au cours desquelles des journalistes ont été tués et des kiosques à journaux et des distributeurs de journaux ont été attaqués. La Cour a alors estimé que Kemal Kiliç courait un risque particulier durant cette période. En outre, ce risque aurait dû être considéré comme réel et immédiat. Les autorités étaient conscientes de ce risque, et Kemal Kiliç avait demandé des mesures de protection. Le rapport Susurluk confirme que des agents de lʼÉtat ont pu être impliqués dans plusieurs incidents concernant des individus qui étaient « perçus comme agissant contre les intérêts de lʼÉtat » [§ 68].
Différentes circonstances identifiées ont amené la Cour à conclure que la protection offerte par le droit pénal dans la région du sud-est était compromise. Des infractions ont été commises par des agents de lʼÉtat et la compétence dʼenquêter sur ces infractions a été retirée au procureur général et transférée aux conseils administratifs. Ces enquêtes nʼétaient pas indépendantes, car les conseils administratifs étaient sous les ordres du gouverneur, qui était responsable des forces de sécurité dont la conduite faisait lʼobjet de lʼenquête. En outre, les cas examinés par les organes de la CEDH ont donné lieu à une série de conclusions selon lesquelles les autorités nʼont pas enquêté sur les allégations dʼactes répréhensibles commis par les forces de sécurité. En outre, les incidents ont souvent été attribués au PKK avec des preuves minimales ou inexistantes [§ 73]. Les cours de sécurité nationale, qui sont compétentes pour les crimes terroristes, ont été jugées par la Cour dans plusieurs arrêts comme manquant dʼindépendance.
Le Gouvernement conteste quʼil n’« aurait pu prendre des mesures effectives » pour protéger Kiliç [§ 76]. La Cour a constaté à cet égard quʼun large éventail de mesures était à la disposition des autorités, rejetant ainsi cet argument. La Cour a conclu qu’il avait été porté atteinte à lʼarticle 2 de la CEDH.
Concernant le caractère insuffisant allégué de lʼenquête, la Cour a rappelé que les autorités de lʼÉtat sont tenues de mener une enquête officielle effective dans les cas où des personnes ont été tuées par lʼusage de la force. La Cour a observé quʼil nʼétait pas apparent que la Cour de sécurité nationale ait pris des mesures visant à poursuivre lʼenquête après la condamnation de Güney et que le dossier était donc inactif, malgré l’absence de preuve directe le liant au meurtre. La Cour remarque en outre que lʼenquête nʼa pas comporté dʼinvestigations concernant une éventuelle prise pour cible de Kiliç en raison de son travail de journaliste pour Özgür Gündem. Le fait que lʼaffaire ait été transférée au procureur de la Cour de sécurité nationale « indique quʼelle était considérée comme un crime séparatiste » [§ 82]. En raison de la portée limitée et de la courte durée de lʼenquête, la Cour a conclu quʼil nʼy avait pas eu dʼenquête effective sur la mort de Kemal Kiliç. Il y a donc bien eu atteinte à lʼarticle 2 de la CEDH.
Article 13
Le requérant a fait valoir quʼil nʼavait pas disposé dʼun recours effectif devant une autorité nationale, ainsi que le prévoit lʼarticle 13 de la CEDH.
Selon la Cour, lʼarticle 13 de la CEDH exige quʼun recours interne soit prévu pour traiter les « plaintes défendables » au titre de la Convention [§ 91]. La Cour observe que le frère du requérant a été victime dʼun homicide illégal et quʼil peut donc être considéré comme ayant un tel « grief défendable » [§ 92]. Pour les raisons évoquées précédemment, il nʼy a pas eu dʼenquête criminelle effective. La Cour a estimé que le requérant sʼétait vu refuser un recours effectif concernant le décès de son frère. Par conséquent, lʼarticle 13 de la CEDH a été violé.
Articles 10 et 14
Concernant la violation alléguée des articles 10 et 14 de la CEDH, la Cour a conclu que ces griefs découlaient des mêmes faits que ceux examinés sous lʼangle des articles 2 et 13 de la CEDH, et quʼil nʼétait donc pasnécessaire dʼexaminer ces griefs séparément.
Pratique alléguée des autorités
Le requérant a affirmé que la violation des articles 2 et 10 était une « pratique officiellement tolérée » en Turquie. « Eu égard à ses conclusions sous lʼangle des articles 2 et 13 ci-dessus, la Cour [nʼa] pas jugé nécessaire de déterminer si les manquements relevés en lʼespèce [faisaient] partie dʼune pratique adoptée par les autorités » [§ 95].
Dommages et intérêts
La Cour nʼa accordé aucun dommage pécuniaire, car les montants réclamés ne représentaient pas les pertes effectivement subies par Kemal Kiliç avant son décès, ou par le requérant après le décès de son frère [§ 102].
La Cour a accordé 15 000 GBP (environ 22 622 USD à lʼépoque) de dommages-intérêts non pécuniaires au nom du frère du requérant, qui doivent être détenus par le requérant pour les héritiers de son frère. La Cour a accordé au requérant un montant de 2 500 GBP (environ 3 770 USD à lʼépoque) à titre de dommages non pécuniaires.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
Élargit la liberté dʼexpression en réaffirmant que les États ont lʼobligation positive de protéger les individus contre les menaces à leur vie, en particulier les journalistes qui sont dans une position vulnérable lorsquʼils expriment des points de vue critiques.
La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.
L'importance du cas fait référence à l'influence du cas et à la manière dont son importance évolue dans le temps.
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