Guerra c. Ruiz-Navarro

Affaire résolue Élargit l'expression

Key Details

  • Mode D'expression
    Communication électronique / basée sur l'internet, Presse / Journaux
  • Date de la Décision
    décembre 12, 2022
  • Résultat
    Jugement en faveur du défendeur, Décision - Résultat de la procédure, Annulation d'une juridiction inférieure
  • Numéro de Cas
    T-452/22
  • Région et Pays
    Colombie, Amérique latine et Caraïbes
  • Organe Judiciaire
    Cour constitutionnelle
  • Type de Loi
    Droit international des droits de l'homme, Droit constitutionnel
  • thèmes
    Droits numériques, Liberté de la presse, SLAPPs
  • Mots-Cles
    Intérêt public, Violence de genre, Droit à l'oubli

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Analyse de Cas

Résumé du Cas et Résultat

La Cour constitutionnelle de Colombie a estimé que les journalistes Catalina Ruiz-Navarro et Matilde de los Milagros Londoño n’ont pas violé le droit à l’honneur, à la réputation et à la présomption d’innocence du réalisateur Ciro Guerra, en publiant un article dans lequel huit femmes l’accusaient de harcèlement et d’abus sexuels et en faisant d’autres commentaires sur l’article dans des entrevues ultérieures. Guerra a intenté une action constitutionnelle contre les journalistes demandant le retrait ou la suppression de l’article sur Internet. La Cour constitutionnelle a examiné l’affaire et a considéré que le journalisme féministe « escrache » (type de protestation pour dénoncer les agresseurs) et l’expression concernant la violence basée sur le genre bénéficiaient d’une protection constitutionnelle spéciale. En outre, la Cour a considéré que l’enquête de Ruiz-Navarro et Londoño était véridique et rigoureuse et qu’elle abordait des questions d’intérêt public. En outre, la Cour a également estimé qu’à la lumière du déséquilibre des pouvoirs entre les parties et des revendications disproportionnées de Guerra dans plusieurs procédures judiciaires et extrajudiciaires, il existait des éléments de harcèlement judiciaire à l’encontre des journalistes.

 


Les Faits

Le 24 juin 2020, Catalina Ruiz-Navarro et Matilde de los Milagros Londoño Jaramillo ont publié sur le portail Web du média « Volcánicas » un article intitulé « Huit accusations contre le réalisateur Ciro Guerra pour harcèlement et abus sexuels ». L’article, publié en anglais, espagnol et français, présentait les témoignages de huit femmes qui auraient été victimes d’un comportement inapproprié de la part du réalisateur colombien Ciro Guerra.

L’article a été rédigé au bout d’une enquête de cinq mois au cours de laquelle Ruiz-Navarro et Londoño ont interviewé les femmes concernées et celles qui avaient pris connaissance de manière indirecte des événements. L’article présentait également des captures d’écran des conversations Whatsapp et des trajets parcourus en utilisant l’application Uber.

Les journalistes ont appelé Guerra pour l’interviewer avant de publier l’article et lui ont demandé s’il avait déjà harcelé des femmes ou suivi un cours de prévention contre le harcèlement sexuel. Il a  répondu ne jamais  avoir harcelé des femmes et qu’il avait assisté à un séminaire sur le sujet.

Dans l’article publié, les noms des victimes ont été modifiés pour protéger leur identité et leur vie privée et pour éviter des représailles. En plus des témoignages, les journalistes ont également évalué le comportement de Guerra qu’elles ont qualifié de harcèlement et d’abus sexuels. Ruiz-Navarro et Londoño ont également considéré que Guerra avait profité de sa position de cinéaste pour intimider les victimes et s’en prendre à elles.

Après la publication de l’article, Ruiz-Navarro a été interviewée par plusieurs médias. Lors de ces interviews, elle a qualifié Guerra d’harceleur et d’agresseur sexuel, a soutenu qu’il ne devrait plus être autorisé à réaliser des films, et qu’une plainte pénale n’est pas nécessaire pour qualifier quelqu’un d’agresseur puisque la justice pénale ne détient pas le monopole de la vérité.

Guerra a engagé plusieurs procédures contre Ruiz-Navarro et Londoño. Le 2 juillet 2020, il a déposé une plainte pénale pour diffamation contre les journalistes, demandant 150 000 dollars américains en dommages-intérêts. Le 26 janvier 2021, Guerra a intenté une action civile contre Ruiz-Navarro et Londoño dans laquelle il a demandé à obtenir des dommages-intérêts d’une valeur de 875 000 dollars américains et 158  538 272 pesos. Il a affirmé qu’en raison des accusations portées contre lui dans l’article, deux projets de films dans lesquels il devait prendre part avaient été annulés.

Le 18 décembre 2020, Guerra a intenté une « acción de tutela » (une action en justice pour réclamer la protection immédiate de ses « droits constitutionnels fondamentaux ») contre Ruiz-Navarro et Londoño, arguant que ses droits à la réputation, à l’honneur et à la présomption d’innocence avaient été violés par l’article de Volcánica et les entrevues ultérieures de Ruiz-Navarro. Guerra a déclaré que les défendeurs l’avaient accusé de conduite criminelle, ce que la liberté d’expression et d’opinion ne protège pas. Le cinéaste a également estimé que les deux journalistes n’étaient pas impartiales puisqu’elles ont présenté une version déformée de ce qui s’était passé en présentant le témoignage de Guerra à la fin de l’article ou en ne présentant pas d’autres sources concernant l’endroit où se trouvait Guerra lorsque les événements se sont produits. Dans cette plainte, Guerra a demandé le retrait de l’article de la page Web et des réseaux sociaux de Volcánica, la rétractation de toutes les déclarations accusant Guerra d’abus et de harcèlement sexuels, et une injonction ordonnant aux défendeurs de s’abstenir de publier une accusation contre Guerra concernant les actes criminels relatés dans l’article du 24 juin 2020.

Le 4 mars 2021, le juge pénal du cinquième circuit de Bogotá a rejeté l’acción de tutela de Guerra. Selon le juge, les journalistes n’ont présenté que les témoignages des victimes présumées et ont commenté cette situation, exerçant ainsi leur liberté d’expression sans porter atteinte aux droits du demandeur. En outre, le juge a affirmé que la procédure pénale pour diffamation, déjà en cours, était la voie procédurale la plus appropriée pour régler l’affaire intentée par Guerra.

Le 26 juin 2021, la chambre pénale du Tribunal supérieur de Bogotá a annulé la décision de première instance rendue par le juge pénal du cinquième circuit de Bogotá. Selon ce tribunal, Ruiz-Navarro et Londoño n’ont pas respecté les principes d’impartialité et de véracité parce que les défendeurs n’ont pas donné à Guerra la possibilité de fournir son point de vue, car il n’était pas suffisamment informé des événements spécifiques et des accusations portées contre lui. Le Tribunal a également jugé que certaines parties de l’article laissaient entendre que Guerra avait été condamné pénalement. Ainsi, il a ordonné aux défendeurs de rectifier les informations contenues dans leur article en respectant les principes mentionnés ci-dessus.

Le 29 octobre 2021, la Cour constitutionnelle de Colombie (Cour) a retenu l’affaire pour examen.


Aperçu des Décisions

La Juge Diana Fajardo Rivera a présenté l’avis à la première Chambre de révision de la Cour constitutionnelle de Colombie. En ce qui concerne la liberté d’expression, la Cour a identifié deux questions principales. Premièrement, la Cour devait déterminer si les journalistes Catalina Ruiz Navarro et Matilde de los Milagros Londoño (directrices de Volcánicas) « avaient violé les droits fondamentaux de Ciro Guerra Picón à l’honneur, à la réputation et à la présomption d’innocence en publiant l’article « Huit accusations contre le réalisateur Ciro Guerra pour harcèlement et abus sexuels » dans le site web du média féministe Volcánicas » [para. 167] et en accordant des entrevues à d’autres médias nationaux pour discuter de son contenu ; ou si, au contraire, elles ont exercé leur liberté d’expression en diffusant légitimement des informations d’intérêt public. La Cour a également examiné si les procédures engagées par Guerra contre les défendeurs pouvaient être qualifiées d’harcèlement judiciaire.

Le requérant, en plus des arguments qu’il avait présenté dans les instances précédentes, ajoutait que les médias ou l’opinion publique ne pouvaient pas agir comme des tribunaux et que seules les autorités judiciaires, après des procédures appropriées, avaient la prérogative de décider qui est tenu responsable. Le requérant a également déclaré que les journalistes avaient déformé la vérité non seulement dans leur article, mais aussi dans les entrevues subséquentes. Le réalisateur avançait que Ruiz-Navarro et Londoño n’étaient ni impartiales ni de bonne foi et avaient violé sa présomption d’innocence.

Les défendeurs soutenaient que leur article était le résultat d’une enquête de cinq mois qui n’avait pas l’intention de nuire à la vie professionnelle de Guerra, mais plutôt de mettre en lumière les témoignages des victimes dont l’identité n’a pas été divulguée pour les protéger contre la stigmatisation. Elles ont également mentionné que Guerra a eu l’occasion de présenter sa version de l’histoire et que les journalistes ont confirmé les circonstances dans lesquelles les événements se sont déroulés avec plusieurs sources, conformément aux normes journalistiques actuelles. Ruiz-Navarro et Londoño ont expliqué que Volcánicas est un média numérique dédié à la couverture de questions d’intérêt public telles que la violence sexiste.

De plus, les défendeurs s’opposaient à l’argument selon lequel les médias ne sont pas autorisés à faire des déclarations sur des questions d’intérêt public avant qu’une décision judiciaire soit rendue. Selon les deux journalistes, cela aurait un effet dévastateur sur le journalisme d’investigation et sur les accusations de violence sexuelle dans un contexte où les prouver est juridiquement complexe, où le système judiciaire n’a pas réussi à les condamner, où les femmes qui portent ces accusations sont stigmatisées par l’opinion publique, et où le taux d’impunité pour ces crimes est élevé.

Les défendeurs affirmaient que leur travail est protégé par le droit à la liberté d’expression et que le fait d’accepter que les journalistes ne puissent exprimer des opinions ou mener des recherches qu’après la clôture des enquêtes judiciaires entrave la presse démocratique et le type de journalisme qui cherche à donner la parole aux personnes les plus touchées par la société, en l’espèce les femmes, vulnérables et subordonnées qui ont été victimes de violence basée sur le genre.

Les défendeurs ont également déclaré que Guerra a abusé de manière disproportionnée du système juridique pour les réduire au silence et les intimider, par le recours à de multiples mécanismes judiciaires (procédures civiles, pénales et constitutionnelles) pour censurer leur article.

La Cour a tout d’abord examiné la recevabilité de l’acción de tutela. Pour cela, elle a analysé la qualité pour agir des défendeurs. La Cour a déclaré que ce type d’action constitutionnelle ne pouvait être engagé que dans certaines exceptions contre des particuliers. Néanmoins, en vertu de l’article 42.7 du Décret 2591 de 1991, cette action peut être intentée contre les médias.

La Cour a jugé que, bien que les défendeurs soient des particuliers, ils possèdent et gèrent également Volcánicas, le média numérique dans lequel l’article a été publié. Le Tribunal a donc considéré que Ruiz-Navarro et Londoño avaient qualité pour agir en l’espèce.

La Cour a également jugé que cette affaire était constitutionnellement pertinente, puisque le requérant invoquait une violation de ses droits constitutionnels qu’il cherchait à protéger. La Cour a noté que Guerra n’avait pas cherché, dans le cadre de la présente procédure, à obtenir des réparations civiles ou pénales. En outre, la Cour a estimé que le fait que le requérant ait engagé des procédures pénales et civiles n’empêche pas la possibilité d’un recours constitutionnel.

Avant d’examiner l’affaire, la Cour a largement résumé son avis sur les questions constitutionnelles qu’elle a jugées pertinentes pour résoudre l’affaire. La Cour a expliqué que la liberté d’expression est un droit humain à multiples facettes qui implique à la fois le droit de communiquer des opinions, des pensées ou des idées et de les diffuser et de les recevoir.

La Cour a souligné que la liberté d’expression a une dimension collective qui inclut le droit des personnes à recevoir des informations. La liberté d’information vise à « communiquer des aspects du monde qui peuvent être vérifiés » [para. 174]. Par conséquent, ce droit doit respecter les principes d’impartialité et de véracité.

Ces principes, et l’exercice de la liberté d’information, soutiennent la possibilité de « transmettre, raconter ou relater des faits qui se sont produits » [para. 175]. Néanmoins, la Cour a expliqué que la vérité est une question épistémologiquement complexe. Par conséquent, la véracité et l’impartialité sont des obligations qui doivent être comprises de manière raisonnable et qui sont remplies lorsqu’un effort suffisant est déployé pour vérifier les faits. La Cour a également reconnu que la différence entre l’information et les opinions est rarement absolue et que leurs frontières sont souvent vagues. Les séparer « pourrait conduire à une restriction excessive de la liberté d’expression » [para. 177].

En ce qui concerne la liberté d’expression, la Cour a également estimé que ce droit prévaut lorsqu’il entre en conflit avec d’autres et que les restrictions qui lui sont imposées sont présumées être inconstitutionnelles et, par conséquent, doivent être soumises à un test de proportionnalité strict (c’est-à-dire que la mesure doit être prescrite par la loi, nécessaire pour poursuivre un but légitime et ne doit pas restreindre excessivement la liberté d’expression).

Suivant sa propre jurisprudence exposée dans la décision T-391/2007, la Cour a également mentionné que la liberté d’expression protège le contenu, le ton et la forme de l’expression. Les moyens d’expression écrite, orale, numérique ou analogique sont protégés au même titre que les expressions choquantes, inhabituelles et offensantes. La Cour a également mentionné qu’en Colombie, la censure est généralement interdite. Elle suit alors « une norme plus élevée que celle énoncée dans le Droit international des droits de l’homme qui interdit les restrictions préalables » [para. 188] parce qu’il s’agit de la violation la plus grave de la liberté d’expression et affecte le régime constitutionnel. Cependant, ce droit n’est pas absolu. D’après la décision susmentionnée, il existe cinq formes de discours interdits « l’incitation au génocide, le discours de haine, la propagande de guerre, l’apologie du crime et la pornographie juvénile » [para. 195].

La Cour a expliqué que la liberté d’expression peut être limitée lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres droits, mais comme indiqué précédemment, cela doit être fait après un exercice d’équilibre minutieux.

La Cour a ensuite déclaré qu’il existe des formes d’expression spécialement protégées dont la restriction est considérée particulièrement suspecte. Les positions portant sur des questions politiques ou d’intérêt public ; les discours sur des fonctionnaires ou des candidats à des fonctions publiques ; l’expression artistique et religieuse ; la manifestation pacifique et la correspondance; le plaidoyer en faveur de la diversité des identités sexuelles et la défense de l’égalité des sexes et l’éradication de la violence fondée sur le genre (tel qu’indiqué dans  la décision T-289/2021) bénéficient tous d’une protection constitutionnelle spéciale.

En outre, la Cour a également soutenu, conformément à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) dans des affaires telles que Ivcher Bronstein c. Pérou, Mauricio Herrera Ulloa c. Costa Rica, Ricardo Canese c. Paraguay, et Kimel c. Argentine, que les personnes qui ont une influence sur des questions d’intérêt public « sont exposées à un degré plus élevé d’examen et s’exposent plus aux critiques puisque leurs activités échappent au domaine privé et font partie du débat public » [para. 198].

Par la suite, la Cour s’est penchée spécifiquement sur la liberté de la presse. À ses yeux, la presse remplit plusieurs fonctions dans les démocraties, telles que l’éducation, la promotion du débat et du dialogue civique, et le contrôle public.

La Cour a ensuite expliqué, sur la base des critères énoncés dans les affaires Granier (Radio Caracas Televisión) c. Venezuela (CIDH) et Verlagsgruppe Droemer Knaur Gmbh & co. Kg c. Allemagne (Cour européenne des droits de l’Homme), que le principe de véracité n’exige pas que l’information soit irréfutablement vraie, mais plutôt qu’elle ait été vérifiée et comparée avec différentes sources, qu’il n’y ait aucune intention de diffuser de fausses conclusions et aucune intention malveillante de porter atteinte au droit à l’honneur, à la vie privée ou à la bonne réputation d’autrui. Quant au principe d’impartialité, il est respecté lorsque l’information est présentée de manière complète.

La Cour a indiqué que même si la censure est interdite, la responsabilité peut être prouvée et des sanctions imposées. La responsabilité civile et pénale peut être engagée en cas d’abus de la liberté d’expression. Néanmoins, la Cour a soutenu que les sanctions sévères sont interdites, car elles peuvent avoir un effet dissuasif conduisant à la censure ou à l’autocensure.

La Cour a jugé que la vie privée, l’honneur et la réputation bénéficient d’une protection constitutionnelle en vertu de l’article 15 de la Constitution politique de Colombie. Malgré cela, la Cour a noté que conformément à la décision SU-1723/2000, la liberté d’expression a préséance sur les droits susmentionnés, à moins qu’il n’y ait des preuves que des faits faux, partiels, incomplets ou inexacts ont été présentés avec l’intention de nuire aux droits fondamentaux.

D’après la Cour, la nature de l’information diffusée, son degré de diffusion, les moyens utilisés pour la diffuser et la position sociale de la personne dont les droits sont affectés sont tous des critères pertinents à prendre en compte lors de l’analyse de cas spécifiques où la liberté d’expression entre en conflit avec des droits tels que la vie privée, l’honneur et la réputation.

En ce qui concerne la présomption d’innocence, la Cour a estimé que les journalistes devraient s’abstenir d’affirmer que des personnes ont été condamnées pénalement s’il n’existe pas de décision judiciaire en la matière. En outre, la Cour a jugé que les journalistes doivent être rigoureux dans leur langage et « adopter le conditionnel et des formes linguistiques dubitatives » [para. 242] lorsqu’ils font référence à des personnes qui n’ont pas été sanctionnées par le système judiciaire. Cela dit, la Cour, conformément à sa jurisprudence dans des affaires comme T-040/2013, SU-274/2019 et T-275/2021, a considéré que les médias ont « le droit et le devoir de dénoncer publiquement les situations irrégulières dont ils ont connaissance » [para. 242] sans avoir à attendre une décision judiciaire pour signaler un crime parce que « la vérité n’est pas le domaine exclusif des pouvoirs publics » [par. 242].

Par la suite, la Cour a rappelé que certaines formes de discours bénéficient d’une protection spéciale en raison de leur importance et de leur impact. C’est le cas de l’expression qui sert à dépeindre et à dénoncer la violence sexiste à l’égard des femmes. Par référence aux décisions T-239/2018 et T-361/2019, la Cour a statué que la violence sexiste est une question d’intérêt public et que les discussions portant sur ce sujet visent à défendre les droits humains d’un groupe traditionnellement marginalisé. Par conséquent, protéger ce discours aide à lutter contre la discrimination.

En outre, la Cour a également mentionné la recommandation générale n ° 35 sur la violence à l’égard des femmes fondées sur le genre du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Selon cette recommandation, les États doivent encourager le signalement des violences à l’égard des femmes fondées sur le genre et promouvoir et renforcer les mécanismes judiciaires permettant de poursuivre en justice le harcèlement et les abus sexuels.

La Cour a ensuite mentionné, respectant le précédent qu’elle a créé dans la décision T-275/2021, que « la Constitution protège le droit des femmes de porter des accusations sur les réseaux sociaux lorsqu’elles sont victimes de discrimination, de violence, de harcèlement et d’abus » [para. 254]. Ces accusations contribuent à la prévention et à la poursuite des violations des droits des femmes. La Cour a également estimé que ces accusations ne devaient pas être réduites au silence, notamment au vu des obstacles auxquels les femmes sont confrontées pour accéder aux voies de recours judiciaires. Par conséquent, « la société et l’État doivent protéger les femmes qui utilisent les médias sociaux comme une « soupape d’échappement» lorsque les mesures judiciaires ou administratives ne sont pas suffisantes, appropriées, sûres et rapides » [para. 254].

En se référant à la décision T-289/2021, la Cour a soutenu que les principes de véracité et d’impartialité sont plus souples en ce qui concerne une personne qui raconte une expérience personnelle, « en particulier si elle a été victime d’un crime » [para. 258]. Dans de tels cas, la Cour a estimé que les femmes qui racontent leur histoire ne devraient pas être obligées d’utiliser le conditionnel, d’exprimer leur scepticisme ou d’être confrontées à leur agresseur. En outre, lorsqu’ils évaluent la tension entre la liberté d’expression et le droit à l’honneur et à la réputation, les juges devraient prendre en considération la bonne foi de la victime et la protection particulière accordée à l’expression des violences basées sur le genre.

La Cour a également souligné l’importance des femmes dans les médias. Citant la décision T-140/2021, elle a soutenu que les femmes dans le journalisme favorisent la diversité et renforcent la démocratie, et « permettent des transformations juridiques, politiques, sociales, économiques et culturelles indispensables à l’éradication de la discrimination et de la violence à l’égard des femmes » [para. 264].

La Cour a ensuite analysé « l’escrache », « une stratégie féministe consistant à faire connaître au public des épisodes de harcèlement et d’abus sexuels » [para. 289] et à dénoncer les agresseurs, généralement par le biais d’accusations sur les réseaux sociaux ou de manifestations publiques. La Cour a considéré que l’escrache contribue à bâtir des réseaux de soutien et à prévenir de nouveaux actes de violence « en informant d’autres femmes des dangers auxquels elles ont été confrontées » [para. 280].

En outre, la Cour a considéré l’escrache comme une forme de protestation et une expression artistique dont l’intention est de soumettre au débat public des sujets qui ont été occultés : « c’est mettre en lumière quelque chose d’inconnu à propos de quelqu’un, une action qui cherche à exprimer un non-dit, une invitation à la société à aborder des sujets qui fâchent, mais nécessaires pour la transformer en un espace libéré de la violence » [par. 288].

À ce titre, la Cour a déclaré que l’escrache et le journalisme féministe sont des alliés qui se partagent un dessein commun. La Cour a conclu que le journalisme féministe a pour mission de « mettre en évidence le rôle des femmes et d’autres groupes traditionnellement marginalisés dans la société et de signaler les actes de violence à leur égard » [para. 292]. La Cour a ensuite contesté l’idée selon laquelle le journalisme doit être neutre, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme et les droits des femmes. Pour la Cour, il est naturel que les médias, en raison de leur autonomie, défendent des idées politiquement diverses, tant qu’elles le font de manière professionnelle et rigoureuse.

En ce qui concerne le harcèlement judiciaire, la Cour a estimé que son objectif est de réduire au silence l’expression, généralement sur des questions d’intérêt public en abusant du système judiciaire. L’harceleur dispose souvent d’abondantes ressources pour couvrir sa représentation judiciaire et les frais de justice. De plus, dans les cas de harcèlement judiciaire, il existe un déséquilibre de pouvoir entre les parties dans lequel la plus puissante « rend impossible de satisfaire les demandes, en particulier les dommages-intérêts excessifs » [para. 305]. La Cour a souligné le fait que le harcèlement judiciaire transmet également un message d’avertissement aux autres citoyens de garder le silence, et crée donc un effet dissuasif sur l’expression.

Après avoir détaillé le cadre juridique susmentionné, la Cour a analysé le cas en espèce. La Cour a commencé par souligner le parcours professionnel de Ruiz-Navarro et Londoño en tant que journalistes et militantes féministes, traitant du harcèlement et des abus sexuels, ainsi que d’autres problèmes qui touchent principalement les femmes et la communauté LGTBI. La Cour a ensuite qualifié l’article publié de « recueil des voix, pensées, sentiments et émotions de huit femmes anonymes dont l’existence ne sera pas remise en question par la Cour » [para. 321].

Consciente du rôle social important du journalisme féministe contre les institutions patriarcales, la Cour a expliqué que son analyse se fera dans une perspective sexospécifique qui prend en considération « le déséquilibre du pouvoir entre les parties et le fait que la voix de Volcanica relaie d’autres voix protégées par la Constitution » [para. 323].

Pour la Cour, l’article litigieux a recueilli huit témoignages de femmes concernant « des situations dans lesquelles Ciro Guerra Picón s’est approché, a prononcé des expressions ou a commis des actes de nature sexuelle, sans leur consentement » [para. 326]. La Cour a souligné que cinq de ces témoignages étaient très détaillés. L’article continent des captures d’écran de conversations Whatsapp et de l’application Uber, ainsi que des témoignages d’amis proches des victimes. Après chaque témoignage, Ruiz-Navarro et Londoño font des commentaires éditoriaux pour mettre en évidence les modèles de comportement de Guerra, « tissant ainsi un récit complexe sur la façon dont les déséquilibres de pouvoir, les offres d’emploi, la renommée et la diffamation au sein du cercle social des médias audiovisuels conduisent aux événements rapportés » [para. 328].

Pour creuser davantage les conflits en matière de liberté d’expression, la Cour a analysé les critères suivants : (1) qui communique, (2) au sujet de qui ou (3) au sujet de quoi, (4) à qui l’information est-elle communiquée et (5) comment est-elle communiquée ?

Pour répondre à la première question, la Cour a jugé que deux journalistes féministes ont écrit l’article pour Volcánicas, un média numérique indépendant qui couvre des questions pertinentes portant sur l’aspect genre et sur le féminisme. En réponse aux questions deux et trois, la Cour a mentionné que l’article faisait état d’accusations de harcèlement et d’abus sexuels (un sujet d’intérêt social et politique lié aux droits des femmes à une vie exempte de violence et de discrimination) contre Ciro Guerra Picón, un cinéaste de renom.

Concernant la quatrième question, la Cour a considéré que Volcánicas est un média ouvert à tous et dont l’accès est gratuit. Son public est composé de « personnes intéressées par le féminisme et les débats autour des questions portant sur le genre » [para.351]. Pour répondre à la cinquième question, la Cour a mentionné que Volcánicas a communiqué par le biais d’un travail de journalisme d’investigation publié par un média indépendant et féministe. L’article a été diffusé en trois langues différentes pour toucher un public plus large. La Cour a souligné le fait qu’il était facile de faire la distinction entre les témoignages des victimes et les commentaires éditoriaux des journalistes. De plus, la Cour a noté que l’article contient aussi « la transcription de l’appel téléphonique avec Ciro Guerra » [para. 352].

Ensuite, la Cour a mentionné qu’un examen plus approfondi pourrait être envisagé en ce qui concerne les personnalités publiques comme Guerra, qui jouit d’une reconnaissance sociale importante de par ses œuvres. Ses films ont été sélectionnés pour un Oscar et il a « obtenu des fonds publics pour les réaliser et a représenté le pays dans différents festivals de cinéma à travers le monde » [para. 356]. Par ailleurs, la Cour a rappelé que les expressions qui défendent le féminisme et les questions relatives à l’égalité homme-femme bénéficient d’une protection spéciale, particulièrement lorsqu’elles portent sur « le harcèlement, les mauvais traitements et la violence sexuelle. [Ces questions] ne sont pas seulement d’intérêt public, mais aussi indispensables pour comprendre la discrimination structurelle » [para. 355].

Après avoir analysé, un par un, chacun des témoignages présentés dans l’article et les commentaires éditoriaux respectifs, la Cour a fait valoir qu’ils n’enfreignaient pas les droits de Guerra. La Cour a estimé que la structure de l’article permettait au lecteur de distinguer la voix de la victime de celle des journalistes. Le Tribunal a également jugé que les témoignages et les commentaires éditoriaux, en raison du sujet qu’ils traitent, bénéficient d’une protection constitutionnelle spéciale et que le principe de véracité a été respecté par les journalistes puisque leur travail de recherche et les opinions qu’elles ont ultérieurement émises démontraient leur rigueur et leur fiabilité.

La Cour a également déclaré que les efforts journalistiques ne devraient pas être conditionnés par « l’existence d’une décision pénale rendue par un juge, car cela viderait de son sens le journalisme de dénonciation et la fonction préventive de l’escrache et du journalisme féministe » [para. 373]. Par conséquent, les médias n’ont pas à attendre une décision de justice pour signaler et exercer leur liberté d’expression sur des questions d’intérêt public.

La Cour a observé, une fois de plus, que les informations contenues dans l’article constituaient une forme de discours protégé pertinent pour la création d’espaces plus sûrs pour les femmes. Elle a estimé que les accusations exprimées dans l’article permettent aux lecteurs de bien comprendre « comment l’inégalité dans le rapport de force conduit-elle à des situations dans lesquelles les victimes sont dans l’incapacité de résister, non seulement aux actes d’imposition physique […], mais aussi mentaux et psychologiques, en utilisant une position dominante dans le milieu de travail et dans la reconnaissance publique […] pour intimider et faire pression sur les victimes » [para. 389].

La Cour a jugé que les défendeurs n’avaient pas l’intention de nuire au demandeur, mais plutôt de mettre au jour des accusations bien documentées et conformes aux normes journalistiques actuelles concernant la violence à l’égard des femmes dans un contexte où cette question est très pertinente, étant donné qu’à Bogotá, le taux de violence sexuelle augmente chaque année de 8,86 %, les femmes représentant des victimes surreprésentées (plus de 80 %) »[para. 390]. Ainsi, de l’avis de la Cour, Ruiz-Navarro a agi sans réelle malveillance et a fait rapport sur une question d’intérêt public.

En ce qui concerne les entretiens accordés par Ruiz-Navarro à plusieurs médias, la Cour a estimé que ces entretiens ne constituaient pas non plus une violation des droits de Guerra. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a pris en considération le fait que (1) les déclarations ont été faites par une journaliste féministe (2) en référence à un article sur une question d’intérêt public (3) dans lesquelles la journaliste a utilisé un langage qui montrait clairement qu’elle présentait des opinions, plutôt que de transmettre des informations, et (4) que le public était la société en général, lequel a un intérêt légitime dans l’affaire en question. Par conséquent, la Cour a jugé que Ruiz-Navarro a exercé légitimement son droit à la liberté d’opinion. Cette expression bénéficie également d’une protection spéciale.

La Cour a également considéré que le principe d’impartialité a été respecté lorsque Ruiz-Navarro et Londoño ont inclus dans leur article la transcription de l’appel téléphonique passé à Guerra. Pour la Cour, ce principe peut être plus souple dans les cas d’accusations de violence sexuelle, pour éviter « une nouvelle victimisation par la répétition incessante des événements […] et ne doit pas conduire à un espace de confrontation entre les victimes et la personne qu’elles considèrent comme leur agresseur » [par. 422]. La Cour a également mentionné que c’est Guerra qui a décidé de ne répondre que de manière monosyllabique aux différentes questions posées par les journalistes, mettant ainsi fin « à la possibilité de présenter une version plus développée ou une autre version des faits » [para. 422].

En ce qui concerne la question du harcèlement judiciaire à l’encontre de Ruiz-Navarro et de Londoño, la Cour a conclu que plusieurs de ses éléments étaient présents ici. La Cour a estimé qu’il y avait un déséquilibre entre les parties étant donné que le requérant est une personne publique qui bénéficie d’une large reconnaissance sociale au niveau national et international, et qu’il dispose de vastes ressources économiques pour couvrir les frais des différentes procédures judiciaires qu’il a engagées contre les défendeurs.

La Cour a également noté que Guerra a eu recours à différentes avenues judiciaires et extrajudiciaires pour exiger des dommages-intérêts qu’un média naissant ne serait pas en mesure de payer. Plus précisément, Guerra a demandé la rétractation ou le retrait de l’article. Au cours de la procédure pénale, il a demandé des dommages-intérêts de 150.000.000 de pesos et dans une action civile, il a demandé 875 000 USD. De plus, la Cour a noté une tendance à l’abus lorsque Guerra a demandé que les défendeurs s’abstiennent de nommer le réalisateur en rapport avec des événements criminels. La Cour a jugé qu’il s’agissait d’une forme de restriction préalable ou de censure, interdite par la loi.

En fin de compte, la Cour a considéré que Guerra avait engagé plusieurs procédures faisant des revendications monétaires disproportionnées et exigeant la censure.

À la lumière de ces constats, la Cour a estimé que Ruiz-Navarro et Londoño n’avaient pas violé les droits de Ciro Guerra à l’honneur, à la réputation et à la présomption d’innocence, annulant donc la décision de deuxième instance et rejetant l’action intentée par le demandeur. La Cour a également ordonné qu’une copie de sa décision soit envoyée au juge du district 47 de Bogotá et au procureur local 292 chargé des procédures civile et pénale intentées par Guerra contre Ruiz-Navarro et Londoño pour les informer des lignes directrices établies par la Cour concernant le harcèlement judiciaire et l’exercice abusif du droit d’accès à la justice, ainsi que de la nécessité de résoudre les affaires de discrimination à l’égard des femmes à travers une perspective de genre.


Direction De La Décision

Info Rapide

La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.

Élargit l'expression

Dans cette décision historique, la Cour constitutionnelle de Colombie a largement protégé la liberté d’expression sur plusieurs fronts. La Cour a souligné les protections spéciales accordées au journalisme féministe, aux reportages sur la violence fondée sur le genre et à l’escrache, en tant que questions sociétales urgentes d’intérêt public. En outre, la Cour a élargi le champ de la liberté d’expression en protégeant de la censure le journalisme d’investigation, en particulier en ce qui concerne les accusations de violence sexuelle et les opinions sur la question. En outre, la Cour a défini des critères pertinents pour comprendre le harcèlement judiciaire dans le contexte colombien à l’encontre de la presse et de l’expression sur des questions d’intérêt public. La Cour a également expliqué son impact négatif sur l’expression et a estimé que plusieurs éléments de harcèlement judiciaire étaient présents dans cette affaire.

Perspective Globale

Info Rapide

La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.

Tableau Des Autorités

Lois internationale et/ou régionale connexe

Normes, droit ou jurisprudence nationales

  • Colom., Decree 2591 (1991)
  • Colom., Constitutional Court, T-391/07
  • Colom., Constitutional Court, SU-1723/00
  • Colom., Constitutional Court, T-289/21
  • Colom., Constitutional Court, T-040/13
  • Colom., Constitutional Court, SU-274/19
  • Colom., Constitutional Court, T-275/21
  • Colom., Constitutional Court, T-239/18
  • Colom., Constitutional Court, T-361/19
  • Colom., Restrepo Barrientos v. El Colombiano Newspaper, Sentencia T-140/21 (2021)
  • Colom., Constitution of Colombia (1991), art. 15.

Importance du Cas

Info Rapide

L'importance du cas fait référence à l'influence du cas et à la manière dont son importance évolue dans le temps.

La décision établit un précédent contraignant ou persuasif dans sa juridiction.

La décision a été citée dans:

Documents Officiels du Cas

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Pièces Jointes:

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