Respect de la vie privée, protection des données et rétention
R c. Jarvis
Canada
Affaire résolue Élargit l'expression
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La Cour suprême du Brésil a suspendu l’application d’une mesure provisoire qui obligeait les opérateurs téléphoniques à partager toutes les données de leurs abonnés avec l’agence brésilienne des statistiques. Après que le recensement prévu ait changé les entretiens individuels en entretiens téléphoniques à la suite de la pandémie Covid-19, le président brésilien a promulgué la mesure, à la demande de l’agence des statistiques. L’ordre des avocats brésilien a contesté cette mesure, arguant qu’elle violait les protections constitutionnelles du droit à la vie privée, de la confidentialité des communications et du respect de la vie privée. La Cour a estimé que la mesure manquait de mesures de protection et de transparence et que sa portée était trop large pour justifier les limitations importantes des droits à la vie privée et à la protection des données.
En 2020, le recensement national brésilien a été interrompu par la pandémie Covid-19 et les enquêtes en face à face ont été suspendues. L’agence brésilienne des statistiques – l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (IBGE) – a décidé de basculer vers les entretiens téléphoniques pour rendre compte des statistiques pendant la pandémie, et a soumis une demande au ministre de l’économie pour un arrêté provisoire obligeant les opérateurs téléphoniques à fournir à l’IBGE les données des abonnés pour permettre ces entretiens. La demande a été envoyée au président Jair Bolsonaro qui a donc promulgué la mesure provisoire n°. 954/2020. Selon la Constitution brésilienne, les mesures provisoires sont un type de législation, adoptée par le président, qui entre en vigueur immédiatement et est ensuite examinée par le Congrès.
La mesure provisoire obligeait les fournisseurs à partager les données – y compris les noms, numéros de téléphone et adresses – de tous leurs abonnés dans les sept jours suivant une demande de l’IBGE. Elle stipulait également que les données devaient être utilisées exclusivement par l’IBGE pour les statistiques officielles, dans le but de mener des entretiens qui ne peuvent se faire en face à face dans le cadre d’enquêtes auprès des ménages pendant la pandémie, et que les données devaient rester confidentielles et être supprimées des bases de données de l’agence après la levée des restrictions pandémiques. En vertu des mesures provisoires, l’IBGE était également tenu de publier une évaluation de l’impact sur la protection des données (DPIA), comme le prévoit la loi générale sur la protection des données (loi n° 13.709/2018). Bien que cette loi générale sur la protection des données ait déjà été approuvée au moment de la décision, elle n’était pas encore en vigueur.
Le 20 avril 2020, le conseil fédéral de l’ordre national des avocats brésiliens, Ordem dos Advogados do Brasil (OAB), a contesté la mesure provisoire, arguant qu’elle violait les protections constitutionnelles du droit à la vie privée, de la confidentialité des communications et du respect de la vie privée. L’OAB a également estimé que les exigences procédurales pour l’adoption de la mesure provisoire n’avaient pas été respectées, car la Constitution réserve ces mesures aux « cas pertinents et urgents ». L’article 5 de la Constitution stipule que « Tous les individus sont égaux devant la loi, sans distinction aucune, garantissant aux Brésiliens et aux étrangers résidant dans le pays l’inviolabilité des droits à la vie, à la liberté, à l’égalité, à la sécurité et à la propriété dans les conditions suivantes : … x) l’intimité personnelle, la vie privée, l’honneur et la réputation sont inviolables, garantissant le droit à la réparation des dommages matériels ou moraux résultant de leur violation … xii) le secret de la correspondance et des données télégraphiques et des communications téléphoniques est inviolable, sauf, dans ce dernier cas, sur décision judiciaire, dans les situations et selon les modalités prévues par la loi aux fins de l’enquête pénale ou de la phase d’établissement des faits d’une poursuite pénale ».
Le 24 avril 2020, la Cour suprême a accordé une suspension d’urgence de la mesure provisoire avant que la demande d’injonction ne soit entendue sur le fond devant une cour plénière.
La juge Rosa Webber a agi en tant que rapporteur de la Cour suprême, et le juge Celso de Mello s’est joint à ce jugement. Neuf autres juges ont approuvé le jugement du rapporteur. (Note : dans les tribunaux brésiliens, l’opinion du rapporteur n’est pas l’opinion de la Cour en tant que telle, mais l’affaire est généralement citée en référence à l’opinion du rapporteur, qui élabore également des sommaires pour le jugement). La question centrale sur laquelle la Cour s’est penchée était de savoir si la mesure provisoire était inconstitutionnelle car en violation des droits constitutionnels.
L’OAB a soutenu que les données relatives aux abonnés, même lorsqu’elles se limitent au nom, au numéro de téléphone et à l’adresse, exposent les personnes à de graves préjudices, car les données sont susceptibles d’être utilisées à mauvais escient de diverses manières, notamment dans le cadre de campagnes de désinformation et de stratégies de manipulation des électeurs. L’OAB a fait valoir que la mesure provisoire violait le droit à la vie privée et les droits de la personnalité qui y sont liés, en se fondant sur le principe général de l’intérêt public légitime, de la proportionnalité et de la nécessité. En plus de soutenir que la mesure provisoire portait atteinte au droit à la vie privée et à la confidentialité des communications, l’OAB a fait valoir que la Cour devait adopter l’approche utilisée par la Cour allemande dans l’affaire du recensement fédéral BVerfGE 65, 1 (1983), qui intégré une nouvelle rubrique sur l’« autodétermination informationnelle » sous le droit au respect de la vie privée. L’OAB a fait valoir que la mesure provisoire n’offrait pas de mesures de sécurité pour le traitement des données et que l’objectif déclaré de la mesure était trop général. Elle a ajouté que la mesure provisoire n’avait pas satisfait au test de proportionnalité.
Le gouvernement a soutenu que les critères pour l’adoption de la mesure provisoire prévue à l’article 62 étaient remplis, faisant valoir que les impacts de la pandémie et le besoin d’informations statistiques pour guider sa politique de secours en faisaient un « cas pertinent et urgent ». En référence à l’affaire du Parti travailliste brésilien contre le Président de la République du Brésil ADIN n° 2859, (24 février 2016), le gouvernement a fait valoir que la confidentialité des données des abonnés n’avait pas été violée en les communiquant à l’agence de statistiques et que l’IBGE serait tenu de respecter la confidentialité de ces données. Il a fait valoir que même si seul un sous-ensemble d’abonnés serait contacté par l’IBGE, le partage de toutes les données était nécessaire en raison de la nécessité de s’assurer que l’échantillon était statistiquement valable pour l’enquête.
Le procureur général a ajouté que les données n’étaient pas protégées en application de la disposition sur la confidentialité des communications et des données, en s’appuyant sur l’affaire Luciano Hang c. Service fédéral des poursuites Recurso Extraordinário n° 418416 (10 mai 2006), où il a été jugé que seule la communication des données – et non les données stockées – relevait de cette disposition. Il a également fait valoir que le respect de la vie privée n’était pas violé, car les données n’étaient pas de nature intime mais plutôt « une identification élémentaire requise pour toute interaction humaine en société ».
Dans un recours constitutionnel, la Cour doit établir si l’acte considéré est en violation directe de la Constitution, et non s’il est incompatible avec d’autres lois. Une demande d’injonction dans un recours constitutionnel exige que le plaignant démontre la probabilité d’une issue favorable de la procédure ainsi que la nécessité urgente de surseoir à l’exécution de l’acte en question.
La juge Weber a estimé que la mesure provisoire ne précisait pas la portée, la finalité et l’étendue des statistiques pour lesquelles les données seraient utilisées. Elle a ajouté que le libellé de la mesure provisoire ne permettait pas de comprendre pourquoi la collecte des données était strictement nécessaire à l’IGBE. La juge Weber a souligné que seules 200 000 personnes seraient incluses dans l’enquête, ce qui, selon elle, prouve que le partage de données sur environ 200 000 abonnés était excessif, et que l’objectif de la mesure provisoire pouvait être atteint en partageant les données d’un nombre beaucoup plus restreint d’abonnés.
La juge Weber a également estimé que la mesure provisoire ne comprenait pas de mesures techniques et organisationnelles destinées à empêcher l’accès non autorisé aux données, les incidents de sécurité ou les abus.
Les autres juges qui ont approuvé l’arrêt Weber ont émis des opinions avec un raisonnement similaire, avec plusieurs d’entre eux soulignant l’importance de la protection des données et certains allant jusqu’à invoquer un droit constitutionnel à la protection des données. Le juge Luiz Fux a estimé que la mesure provisoire « ne présentait pas la transparence et les informations requises pour une comparaison et une conciliation adéquates entre le besoin de production statistique et les droits fondamentaux à la protection des données et à l’autodétermination informationnelle » [p. 73]. De même, le juge Gilmar Mendes a déclaré que « la protection d’un droit fondamental à la protection des données ne se limite plus à la délimitation d’un espace privé, mais s’affirme plutôt dans le droit à la gouvernance et à la transparence dans le traitement des données tel qu’il est reconnu au sens large » [p.109].
En revanche, le juge Marco Aurélio semblait approuver les arguments du gouvernement selon lesquels les statistiques étaient essentielles. Il semble également être d’accord avec le procureur général pour dire que les données sont trop limitées pour présenter un risque sérieux ou pour porter atteinte à la protection de la vie privée, et il a noté que comme la mesure provisoire sera toujours examinée par le Congrès, il ne serait pas approprié que la Cour décide avant que le Congrès ne l’ait évaluée.
En conséquence, la Cour a confirmé la suspension prononcée par le rapporteur, interdisant l’entrée en vigueur de la mesure provisoire. L’affaire est ensuite devenue caduque lorsque la période de révision de la mesure provisoire par le Congrès s’est écoulée sans vote.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
Cette affaire a été saluée comme une référence en matière de protection des données au Brésil. Dans des affaires précédentes, on avait refusé de prendre en compte les questions de protection de la vie privée dans le cadre du partage de données entre différents acteurs ou agences gouvernementales, en partant du principe que les données partagées étaient toujours confidentielles car elles n’étaient pas divulguées au public. Dans plusieurs avis rendus par les juges sur cette affaire la surveillance et les abus ont été mentionnés comme des préoccupations pertinentes, soulignant l’importance de la protection des données personnelles et l’effet dissuasif de la surveillance sur la liberté d’expression.
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