Expression artistique, Expression politique, Liberté de la presse
Association brésilienne des radiodiffuseurs et télédiffuseurs (ABERT) c. “Loi électorale”
Brésil
Affaire résolue Élargit l'expression
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Le 2 février 2021, la Cour européenne des Droits de l’Homme a statué à l’unanimité que la procédure pénale contre le collage satirique d’un artiste « insultant » le Premier ministre turc a violé son droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Dans l’affaire Dickinson c. Turquie , la Cour européenne des Droits de l’Homme a confirmé qu’un politicien doit faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout lorsque l’expression prend la forme de satire. Plus important encore, la Cour européenne des Droits de l’Homme a estimé que l’article 10 avait été violé, même lorsque le requérant n’avait été « que » poursuivi pénalement, sans qu’aucune sanction ne soit infligée. La Cour européenne des Droits de l’Homme a estimé que le fait d’être poursuivi pour insulte à un dirigeant politique, au risque d’être emprisonné, a un effet dissuasif sur le droit à la liberté d’expression.
Cet article de Dirk Voorhoof et Ronan O Fathaigh a été initialement publié dans le Strasbourg Observers. Il a été adapté pour notre base de données après avoir obtenu la permission avec nos vifs remerciements.
Le requérant en l’espèce est Michael Dickinson, un ressortissant britannique qui a vécu en Turquie pendant une longue période alors qu’il enseignait dans deux universités à Istanbul. Il était également actif en tant qu’artiste de collage. À deux reprises, en 2006, Dickinson a participé à des événements au cours desquels il a exposé un collage représentant le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan. Le collage a critiqué le soutien politique d’Erdoğan à l’occupation militaire de l’Irak en représentant la tête du Premier ministre collée au corps d’un chien qui est tenu en laisse ornée des couleurs du drapeau américain. Le collage avait la phrase suivante épinglée sur le torse du chien : « Nous ne serons pas le chien de Bush. » Dickinson a été placé en garde à vue et en détention provisoire pendant trois jours, et des poursuites pénales ont été engagées contre lui pour infraction d’insulte au Premier ministre, en vertu de l’article 125 du Code pénal turc.
En 2010, Dickinson a été condamné à une amende judiciaire d’environ 3.043 euros pour avoir exposé son collage en public. Le tribunal d’instance en matière pénale de Kadıköy a estimé que le travail de Dickinson était de nature à humilier et à insulter le Premier ministre et constituait une attaque contre son honneur et sa réputation. Cependant, le Tribunal a décidé d’un sursis de prononcé du jugement pendant cinq ans, à condition que le contrevenant n’ait pas « commis une autre infraction volontaire ». En 2015, le Tribunal a annulé le jugement dont le prononcé avait été différé et a ordonné l’extinction de l’action pénale contre Dickinson. Le Tribunal a noté que Dickinson n’avait commis aucune nouvelle infraction volontaire pendant la période de sursis de cinq ans et qu’il avait respecté les obligations liées à la mesure de liberté surveillée.
Dickinson a déposé auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme une requête portant sur la procédure pénale engagée contre lui pour son travail artistique dans le cadre d’une manifestation politique.
La Cour européenne des Droits de l’Homme a reconnu que la procédure pénale engagée contre Dickinson pendant près de quatre ans, sa condamnation ultérieure et la période de sursis de cinq ans du prononcé du jugement constituaient une ingérence dans son droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, soulignant l’effet dissuasif résultant de telles poursuites pénales. Comme il n’a pas été question que l’ingérence en cause était prescrite par la loi et visait à protéger la réputation et les droits d’autrui, la question cruciale dont la Cour était saisie consistait à savoir si les poursuites pénales engagées contre Dickinson pouvaient être justifiées comme étant nécessaires dans une société démocratique.
La Cour européenne des Droits de l’Homme s’est référée à sa jurisprudence et à ses critères établis pour établir un équilibre entre le droit à la vie privée et à la réputation protégés par l’article 8 de la CEDH et le droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la CEDH (voir également Von Hannover (no 2) c. Allemagne et Axel Springer AG c. Allemagne). La Cour a estimé que le collage contenait une déclaration politique, critiquant le Premier ministre turc pour sa politique sur la scène internationale en ce qui concerne les actions militaires des États-Unis, et en particulier celles menées en Irak. Selon la Cour européenne des Droits de l’Homme, le message en cause contenait « une critique sévère du Premier ministre de l’époque, exprimée de manière grossière et allusive à travers l’art du collage. « Les critiques exprimées dans ce collage » visaient principalement à dénoncer l’existence présumée d’une certaine allégeance du Premier ministre turc au président américain pour des intérêts politiques et financiers. La Cour a ainsi estimé que le collage critiquait non seulement la politique étrangère mise en œuvre par le Premier ministre, mais aussi qu’il remettait en cause la bonne foi et l’intégrité de ce dernier en insinuant qu’il était dirigé et soudoyé par des puissances étrangères.’ »(§52 traduction non officielle). »
Le collage caricatural exprimait clairement un jugement de valeur sur une question d’intérêt public portant sur la politique étrangère d’un pays. La critique était dirigée contre le fonctionnement public du Premier ministre et reposait sur une base factuelle suffisamment solide. Même si la représentation du Premier ministre sous forme de chien dans un collage était susceptible d’être perçue comme dégradante et humiliante par une partie de la population en Turquie et risquait de créer un certain malaise parmi les citoyens, dans le contexte en cause, un caricaturiste est autorisé à recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation immodérée. La Cour européenne des Droits de l’Homme a rappelé que ceux qui créent, interprètent, distribuent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions, indispensable à une société démocratique. Les formes d’expression artistique et de commentaire social telles que la satire, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui les caractérisent, et par l’emploi d’un ton ironique et sarcastique visent naturellement à provoquer et à agiter.
Compte tenu de l’objet du collage, du contexte de son exposition publique et de son fondement factuel, ainsi que du style et du contenu provocateurs, la Cour a conclu que le collage en cause ne pouvait pas être considéré comme une insulte gratuite. Dans tous les cas, un homme politique doit faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout lorsque celle-ci prend la forme d’une satire.
Enfin, la Cour européenne des Droits de l’Homme a rappelé que la position dominante qu’occupent les institutions de l’État les oblige à faire preuve de retenue dans le recours aux procédures pénales, comme dans les affaires visant à protéger la réputation du Premier ministre en tant que représentant de l’État. Elle a rappelé que l’évaluation de la proportionnalité d’une atteinte aux droits protégés par l’article 10 dépendra dans de nombreux cas de la possibilité pour les autorités d’utiliser un autre moyen que la sanction pénale, comme les mesures civiles. La Cour européenne des Droits de l’homme a rappelé l’effet dissuasif des poursuites et sanctions pénales, y compris en cas de sursis du prononcé du jugement ou de condamnation seulement à une amende modérée. Bien que le prononcé du jugement condamnant Dickinson ait été suspendu puis finalement annulé, la Cour européenne des Droits de l’Homme était d’avis que la longue durée de la procédure pénale engagée contre Dickinson sur la base d’une infraction pénale grave avec risque de condamnation à une peine d’emprisonnement, avait un effet dissuasif sur la volonté de Dickinson de s’exprimer sur des questions d’intérêt public.
La Cour a souligné l’absence au niveau de la juridiction nationale d’analyse de la proportionnalité de la sanction pénale imposée à Dickinson, ainsi que l’absence d’examen de l’effet dissuasif que cette sanction pourrait avoir sur sa liberté d’expression. À la lumière de toutes les considérations qui précèdent, la Cour européenne des Droits de l’Homme est parvenue à la conclusion que les autorités nationales n’avaient pas procédé une pondération adéquate conformément aux critères établis par sa jurisprudence relative au droit à la liberté d’expression et au droit à la vie privée et à la réputation. La Cour européenne des Droits de l’Homme a estimé qu’il n’y avait pas de relation raisonnable de proportionnalité entre l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de Dickinson et l’objectif légitime de protéger la réputation du Premier ministre. Par conséquent, la Cour a conclu à l’unanimité que les autorités turques avaient violé l’article 10 de la CEDH.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
L’arrêt Dickinson est une excellente victoire pour l’expression artistique et politique en Turquie, en particulier l’expression artistique sur des questions d’intérêt public. Il y a eu une couverture médiatique internationale lorsque Michael Dickinson a été accusé en 2006, acquitté plus tard en 2008, puis condamné à une amende en 2010. Mais malheureusement, M. Dickinson n’a pas vécu assez longtemps pour voir la Cour européenne des Droits de l’Homme rendre à l’unanimité son jugement concluant que la procédure pénale engagée contre lui violait son droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la CEDH. Il est décédé en juillet 2020 (voir aussi ici). Cependant, on espère que l’arrêt Dickinson pourra être un outil puissant dans les tribunaux turcs pour renforcer la protection accordée aux artistes se livrant à une expression artistique controversée sur la politique du gouvernement turc et la conduite des élus et des responsables militaires. Malheureusement, l’expression artistique continue de subir des restrictions disproportionnées en Turquie. Ce n’est que récemment que l’artiste et journaliste Zehra Doğan a été libérée des prisons turques, après y avoir passé près de trois ans pour « propagande terroriste » pour avoir partagé un tableau qui représente une ville du sud-est de la Turquie détruite lors d’une opération militaire turque (voir le communiqué de PEN). En effet, Index on Censorship a fait état de la répression continue des artistes en Turquie, tandis qu’un récent rapport du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF) et des rapports d’Article 19, Human Rights Watch et Scholars at Risk (ici et ici) documentent également les violations des droits de l’homme des journalistes, artistes, universitaires et membres de la société civile en Turquie.
L’aspect le plus puissant de l’arrêt Dickinson était le rejet par la Cour de l’argument du gouvernement turc selon lequel étant donné que la condamnation définitive de Dickinson pour infraction d’insulte avait été suspendue en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale (ce qui signifie qu’elle n’entraîne aucune conséquence juridique pour l’auteur de l’infraction), il n’y a pas eu
« atteinte » à sa liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la CEDH. En rejetant cet argument, la Cour européenne a appliqué le principe de l’effet dissuasif de l’arrêt Dilipak v. Turquie : une procédure pénale « sur une longue durée » ciblant l’expression sur des questions d’intérêt public crée un « effet dissuasif » et une « autocensure, et confère le « statut de victime d’ingérence » dans la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la CEDH, même en l’absence de condamnation ou de sanction.
Dans l’affaire Dickinson, la Cour a estimé que la procédure pénale pour injure sur une période de « trois ans et dix mois « et la période de cinq ans de » suspension « du jugement (où le risque demeure que si « un délinquant commet une autre infraction volontaire », le tribunal « impose la peine »), a créé un effet dissuasif sur la « volonté de Dickinson d’exprimer son point de vue sur des questions d’intérêt public. » Ainsi, la Cour a considéré à l’unanimité qu’il y avait eu ingérence par rapport à l’article 10 de la CEDH et a autorisé la Cour à examiner si les poursuites engagées à l’encontre de Dickinson étaient en violation de l’article 10 de la CEDH.
En outre, la Cour a été particulièrement directe dans sa condamnation de la détention de trois jours de Dickinson après son arrestation par la police. La Cour a appliqué son jugement unanime de la Grande Chambre dans l’affaire Cumpănă et Mazăre c. Roumanie, et a conclu qu’il n’y avait « rien » dans l’expression de Dickinson pour justifier son « placement en garde à vue et sa détention préventive » ou pour lui imposer une sanction pénale, parce que de telles mesures ont « inévitablement » un effet paralysant lorsqu’il s’agit d’expression d’intérêt public. Il s’agissait d’une réaffirmation très ferme du principe de la Cour selon lequel « les formes d’expression pacifiques et non violentes en principe ne devraient pas être soumises à la menace d’une peine privative de liberté ». (voir, par exemple, Murat Vural c. Turquie; et notre article « Article 10 de la CEDH et conduite expressive »). Le jugement Dickinson s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence de la Cour protégeant les comportements controversés sur des questions d’intérêt public, comme le placement par un militant anticorruption d’une sculpture « obscène » devant le bureau d’un procureur (voir Matasaru C. République de Moldavie , et notre blog ici). Et de même, dans l’affaire Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, concernant une poursuite pour « insulte » pour avoir brûlé en public une photographie du roi et de la reine d’Espagne, la CEDH a garanti un niveau élevé de protection pour la conduite expressive, qualifiant l’insulte à la Couronne de forme d’expression symbolique d’insatisfaction et de protestation, dans le cadre d’une question d’intérêt public. L’arrêt Dickinson confirme que les chefs d’État et les politiciens de haut rang (y compris les rois, les présidents et les premiers ministres) doivent faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, en particulier lorsque l’expression prend la forme d’une satire (Voir entre autres les affaires Lingens c. Austria, Oberschlick (no. 2) c. Austria, Feldek c.Slovakia, Colombani and Others c. France, Wille c. Liechtenstein, Klein c. Slovaquie , Ukrainian Media Group c. Ukraine, Sokolowski c. Pologne , Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, Gutiérrez Suárez c. Espagne, Karakó c. Hongrie ; Otegi Mondragon c. Espagne, Tuşalp c. Turquie, Eon c. France, Ziembiński c. Polgogne (no. 2), et Mariya Alekhina and Others c. Russie (le blog ici).
Enfin, conscient de la situation préoccupante et décourageante pour le droit à la liberté d’expression en Turquie, et des constats continus, par la Cour européenne des Droits de l’Homme, de violation de l’article 10, le Conseil de l’Europe a élaboré une trousse d’outils pour la formation des magistrats turcs en matière de liberté d’expression (ici). Les supports de formation s’adressent à des groupes cibles spécifiques, tels que les juges et les procureurs traitant de diffamation pénale ou civile, de crimes liés au terrorisme, d’infractions liées à la presse et de litiges de droit administratif, et ce, dans l’objectif et l’espoir de former les autorités judiciaires nationales en Turquie à l’application de l’article 10 de CEDH conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Les victimes de d’atteinte à leur droit à la liberté d’expression, comme Dickinson, ne devraient pas avoir besoin de saisir la Cour de Strasbourg et d’attendre 15 ans pour que leur droit fondamental, au titre de l’article 10 de la CEDH, soit reconnu et effectivement garanti, parfois post-mortem.
La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.
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