Modération du contenu, Droits numériques, Discours de haine, Respect de la vie privée, protection des données et rétention
LA GAMBIE C . FACEBOOK
États-Unis
Affaire résolue Résultat mitigé
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La neuvième chambre de révision de la Cour constitutionnelle de Colombie a estimé qu’il existe un schéma évident de violence en ligne contre les femmes journalistes en raison de leurs reportages d’intérêt public sur les activités de personnalités politiques. Par conséquent, la Cour a ordonné une série de mesures transformatrices pour prévenir, enquêter sur ce type de violence et punir ses auteurs, tout en rejetant partiellement la requête parce que les plaignantes n’avaient pas informé le Conseil national électoral du harcèlement en ligne. Les journalistes Victoria Eugenia Dávila, Camila Zuluaga Suárez, Lina María Peña, Lariza Pizano Rojas, Andrea Dávila Claro, María Jimena Duzán, Claudia Guristatti, Máryuri Trujillo et Cecilia Orozco ont intenté une action en tutelle- recours constitutionnel pour protéger leurs droits fondamentaux- contre le Conseil national électoral de Colombie pour avoir subi des violences misogynes et sexistes en ligne sur le réseau social Twitter qui cherchaient à les censurer et à rabaisser leur profession. Plus précisément, elles ont fait valoir que le Conseil électoral national n’avait adopté aucune mesure pour prévenir ou sanctionner la violence sexiste perpétrée ou tolérée par les membres et les affiliés des partis politiques sur leurs réseaux sociaux. De son côté, le Conseil national électoral a fait valoir qu’il n’avait pas compétence pour contrôler ou sanctionner le comportement des acteurs politiques sur Twitter. Il a également noté que les requérantes n’avaient pas prouvé qu’elles avaient informé le Conseil national électoral, ni les partis politiques ou les mouvements sociaux, des attaques en ligne dont elles avaient été victimes. La Cour a estimé que les requérantes n’avaient pas prouvé qu’elles avaient informé le Conseil national électoral ou les partis politiques et les mouvements sociaux des actes de violence sexiste en ligne qu’elles dénonçaient. Cependant, la Cour a jugé qu’il existe en Colombie, un schéma de violence en ligne exercé par des tiers contre les femmes journalistes que l’État ne devrait pas ignorer. Ainsi, la Cour a reconnu la discrimination dont souffrent les femmes en raison de la violence en ligne et a estimé qu’une telle violence menait vers l’autocensure. En outre, la Cour a noté qu’il n’existe pas en Colombie de cadre juridique pour prévenir et punir la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes. Enfin, la Cour a ordonné une série de mesures visant à éradiquer la violence en ligne à l’égard des femmes. Ces mesures comprennent l’application de directives éthiques de la part des partis politiques pour sanctionner la violence en ligne et d’une procédure visant à garantir les droits des femmes victimes de toute forme de violence, et la nécessité, entre autres mesures, de promulguer une législation sur la violence numérique sexiste.
Raissa Carrillo Villamizar – Coordinatrice de l’Unité Attention et Défense des journalistes de la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP) – et Pedro Vaca – Directeur exécutif de la FLIP au moment du dépôt de l’action de tutelle – au nom des journalistes Victoria Eugenia Dávila, Camila Zuluaga Suárez, Lina María Peña, Lariza Pizano Rojas, Andrea Dávila Claro, María Jimena Duzán, Claudia Guristatti, Máryuri Trujillo et Cecilia Orozco (ci-après, les requérantes), ont intenté une action de tutelle contre le Conseil national électoral après avoir été victimes de nombreuses attaques misogynes et sexistes sur le réseau social Twitter.
Les requérantes ont fait valoir que la violence en ligne sur les réseaux sociaux est une nouvelle forme d’agression contre les femmes journalistes en raison de leur sexe.Elles ont expliqué que les journalistes avaient reçu des attaques en ligne de nature misogyne et sexualisée en réponse à leur travail journalistique. Par conséquent, elles ont considéré que leurs droits à la liberté d’expression, à la non-discrimination, à la dignité humaine et à l’intégrité physique avaient été violés.
À titre d’exemple, les requérantes ont montré qu’à plusieurs reprises, après avoir publié des enquêtes journalistiques d’intérêt public contre des politiciens colombiens, les journalistes ont reçu les insultes suivantes sur le réseau social Twitter : « commérage envieux » (chismosa envidiosa) ; « Sorcière de guérilla » (Bruja Guerrillera) ; « Vieille maigrichonne » (Vieja Flacuchenta) ; « Grosse bonne femme » (Gordita) ; « journaliste sans vergogne, de gauche, misérable, corrompue et médiocre » (sinvergüenza, de izquierda, miserable, corrupta, y periodística de pacotilla) ; « la vérité, Colombiens, cette femme @MJDuzan devrait être violée, crachée dessus, coupée à la tronçonneuse et pendue sur la Place Bolivar, honorons le nom des paramilitaires » (sic) (la verdad colombianos, hagan que a esta mujer @MJDuzan la violen, la escupan, la corten con una motosierra y la cuelguen en la plaza bolivar, honren el nombre de los paramilitares); « psychopathe folle » (psicópata loca); « femme dégoûtante, mère dégoûtante » (asco de mujer, asco de madre) ; « Tueuse à gage » (Sicaria) ; « combattante de la liberté déguisée en journaliste » (guerrillera disfrazada de periodista), parmi bien d’autres propos agressifs et misogynes faits, ou instigués, dans de nombreux cas par des militants politiques.
Les requérantes ont ajouté que ces propos « sont discriminatoires et infantilisent la profession des femmes journalistes, [et] dans certains cas, les commentaires incluent des membres de leur famille et invoquent leur rôle de mères ». [para. 4]
En outre, les requérantes ont allégué que le Conseil électoral national, les partis politiques et les mouvements sociaux n’avaient pris aucune mesure pour faire cesser la violence et n’avaient pas sanctionné les responsables des insultes misogynes.
Par ailleurs, les requérantes ont expliqué qu’il existait un modèle de violence sexiste dans les milieux numériques contre les femmes journalistes qui « profite à certains groupes ou acteurs politiques par le biais de stratégies de désinformation, d’amplification et d’intimidation ». [para. 2] Elles ont fait remarquer que ces agressions en ligne étaient des menaces qui mettaient en danger leur liberté d’expression, leur intégrité physique et leur santé, et qui provoquent finalement l’autocensure chez les femmes journalistes.
Enfin, les requérantes ont demandé une déclaration du pouvoir judiciaire expliquant que le Conseil électoral national ne dispose pas d’un mécanisme pour traiter les plaintes qui portent sur la violence sexiste numérique. Elles ont également demandé l’instauration d’un mécanisme pour traiter ce type de plaintes. Elles ont, par ailleurs, demandé au Conseil électoral national de publier une déclaration publique sur le devoir des partis politiques et des mouvements sociaux de respecter la liberté de la presse et l’importance des femmes journalistes. A la fin, les requérantes ont demandé à la justice de reconnaître qu’il existe, en Colombie, un modèle d’agression numérique contre les femmes journalistes.
De son côté, le Conseil national électoral a fait valoir qu’il ne détenait aucun pouvoir pour contrôler ou sanctionner le comportement des acteurs politiques dans leur sphère privée, ni leurs publications sur Twitter. Il a expliqué que le pouvoir d’enquêter et de sanctionner les membres des partis ou mouvements politiques est détenu par le parti ou mouvement politique. De même, le Conseil a fait valoir que les requérantes n’avaient pas prouvé qu’elles l’avaient informé, auparavant, des agressions subies, ni informé les partis politiques ou les mouvements sociaux.
Pour sa part, le bureau du procureur général a expliqué que les requérantes ont subi des agressions en ligne de la part de citoyens qui ont réagi aux commentaires publiés par les dirigeants politiques. En outre, il a déclaré que la violence en ligne dénoncée par les requérantes a été tolérée par les partis politiques et leurs membres et par le Conseil électoral national car ils n’ont pris aucune mesure pour prévenir ou sanctionner ces attaques. Cependant, il a noté également que les requérantes n’ont pas dénoncé ces agressions en ligne auprès du Conseil électoral national.
Le 26 mai 2022, la sous-section A de la troisième section du Tribunal administratif de Cundinamarca a rejeté l’action de tutelle. La cour a fait valoir que bien que le Conseil national électoral puisse sanctionner les partis politiques, il n’a pas compétence pour sanctionner directement les membres des partis politiques ou leurs affiliés puisqu’une telle attribution correspond à chaque parti politique.
En outre, la cour a jugé qu’il n’y avait pas d’éléments qui prouvent que le Conseil national électoral avait été informé de la conduite présumée, dénoncée par les requérantes concernant la violence subie en ligne.
La cour a expliqué qu’il n’était pas possible pour le Conseil national électoral et les partis politiques de contrôler tous les messages et contenus publiés sur les réseaux sociaux. Elle a également conclu qu’il n’y avait aucune preuve de violence en ligne contre les requérantes de la part de partis ou de mouvements politiques, ou de leurs membres ou affiliés.
Cependant, la Cour a reconnu l’existence d’un schéma évident de violence en ligne ou sur les médias sociaux exercée par des tiers contre les femmes, en particulier contre les femmes journalistes.
Sur ce dernier point, la Cour a jugé nécessaire d’adopter diverses mesures visant à prévenir les violences en ligne à l’égard des femmes journalistes. Ainsi, la cour a ordonné au « Conseil national électoral de distribuer le jugement parmi tous les partis et mouvements politiques du pays et de publier sur sa page Web les adresses électroniques de tous les partis et mouvements politiques pour que les citoyens puissent, au besoin, déposer des plaintes contre leurs membres et affiliés ». [para. 16]
De même, la cour a ordonné à tous les partis et mouvements politiques d’adopter dans leurs codes de déontologie des directives comportementales pour leurs membres concernant l’utilisation des réseaux sociaux afin d’éviter que ces outils de communication ne deviennent des instruments de violence en ligne contre les femmes. La cour a également ordonné aux comités d’éthique des partis politiques d’empêcher leurs membres et affiliés d’utiliser leurs réseaux sociaux pour inciter à la violence en ligne dans le cadre de leur activité politique.
Le 10 juin 2021, Jonathan Bock Ruiz, directeur exécutif de la FLIP, Raissa Carrillo Villamizar, Daniela Ospina Noriega, conseillères juridiques de la FLIP, Carolina Botero, directrice de la Fondation Karisma, et Elisa Lees Muñoz, directrice exécutive de l’International Women’s Media Foundation, ont demandé à la Cour constitutionnelle de Colombie de réexaminer cette affaire afin d’élargir la jurisprudence concernant la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes.
Les requérantes, ainsi que le reste des organisations, ont expliqué « qu’il n’existe aucune réglementation normative concernant la protection contre la violence en ligne provoquée et instiguée par certaines personnalités politiques ». [para. 20] En outre, elles ont fait valoir que les partis politiques devraient assumer une plus grande responsabilité envers les actes de violence contre les femmes commis par leurs membres et leurs candidats. Elles ont déclaré que les partis politiques ont le devoir de prendre des mesures disciplinaires contre leurs affiliés et leurs membres lorsqu’ils publient des commentaires agressifs contre les femmes journalistes.
De plus, les requérantes ont expliqué que la violence politique fondée sur le genre exige une analyse rigoureuse et une pondération ou une mise en balance des droits puisque, dans certaines circonstances, elle pourrait avoir des effets contraires aux discours politiques protégés par la liberté d’expression.
En revanche, la décision du Tribunal administratif de Cundinamarca n’a pas été contestée par le Conseil électoral national, ni par les autres parties impliquées dans le processus.
Le juge José Fernando Reyes Cuartas a rendu l’avis de la neuvième chambre de révision de la Cour constitutionnelle de Colombie. La Cour devait décider si le Conseil électoral national avait violé les droits des requérantes à la liberté d’expression et d’opinion, à la non-discrimination, à la dignité humaine, à la vie et à l’intégrité « en ne sanctionnant pas les acteurs, les partis et les mouvements politiques qui auraient encouragé ou toléré les agressions en ligne dont [les femmes journalistes] ont été victimes après la publication de leurs enquêtes journalistiques ». [para. 37]
Les requérantes ont fait valoir que le Conseil électoral national avait violé leurs droits à la liberté d’expression, à la non-discrimination, à la dignité humaine, à la vie et à l’intégrité pour n’avoir pris aucune mesure pour mettre fin à la violence misogyne en ligne dont elles étaient victimes en raison de leur travail journalistique. Les requérantes ont également fait remarquer qu’il existait une tendance à la violence en ligne contre les femmes journalistes, tendance encouragée par certains groupes ou acteurs politiques qui ont bénéficié du harcèlement que les journalistes femmes avaient subi par des stratégies d’intimidation, de menaces et de désinformation. Les requérantes ont déclaré que la présente affaire offrait à la Cour constitutionnelle colombienne l’occasion d’éradiquer ces schémas de violence sexiste en ligne sur les réseaux sociaux, tels que Twitter.
La Cour a d’abord examiné le phénomène de la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes. D’une manière générale et a rappelé que la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence à l’égard des femmes ou « Convention de Belém do Pará » établissait à l’article 1 que la «violence à l’égard des femmes » désigne tout acte ou comportement fondé sur la condition féminine qui cause la mort, des torts ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychiques a la femme, aussi bien dans sa vie publique que dans sa vie privée.
La Cour a ensuite défini la violence en ligne à l’égard des femmes comme « tout acte de violence fondée sur le genre, commis avec l’aide des TIC, par exemple les téléphones portables et les smartphones, Internet, les plateformes des médias sociaux ou les courriers électroniques, qui vise une femme parce qu’elle est une femme ou affecte les femmes de manière disproportionnée » [para.44 ], comme indiqué dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle colombienne, T-280, 2022, et le rapport 2018 de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, A/HRC/38/47.
Puis la Cour a expliqué que la violence en ligne à l’égard des femmes produit de graves préjudices psychologiques, émotionnels, physiques, économiques et sociaux et provoque l’exclusion des femmes des environnements numériques et leur « autocensure », comme il a été mentionné dans le rapport de l’Organisation des États américains, Cyberviolence et cyberharcèlement à l’égard des femmes et des filles dans le cadre de la Convention de Belém Do Pará de 2022. Elle a estimé que les États doivent reconnaître la gravité de cette forme de violence, mettre en œuvre des mesures de prévention internes, concevoir des mécanismes judiciaires appropriés et efficaces, enquêter sérieusement sur ces actes, identifier les responsables et les punir, et établir des mesures de réparation.
Par la suite, la Cour a déclaré que « la violence en ligne n’a pas été réglementée en Colombie et qu’elle n’a pas connu un large développement jurisprudentiel ». [para. 47]
La Cour a rappelé que la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme a estimé, dans l’affaire Vélez Restrepo et membres de sa famille c. Colombie que le journalisme ne peut être exercé librement que lorsque les journalistes ne sont pas soumis à des violences ou à des menaces, car «ces actes constituent de sérieux obstacles à l’exercice de la liberté d’expression » à la suite de l’affaire. [para. 57] Sur ce point, la Cour a rappelé que dans son arrêt T-140 de 2021, elle a constaté que les différentes formes de discrimination dont sont victimes les femmes journalistes en raison de leur genre constituent un obstacle à l’exercice de leur profession. La Cour a également estimé que « le modèle de discrimination à l’égard des femmes journalistes dans l’exercice de leur profession s’est manifesté par de multiples types de violence, y compris la violence numérique ». [para. 57]
De plus, la Cour a expliqué que le Rapporteur spécial pour la liberté d’expression de la Commission Inter-américaine des Droits de l’Homme [Rapport sur les femmes journalistes et la liberté d’expression, 2018] a identifié la violence en ligne comme une pratique discriminatoire qui affecte les femmes journalistes de manière disproportionnée par rapport à leurs collègues masculins, « et qui est généralement misogyne et sexualisée dans son contenu. Ce type de violence entraine l’autocensure et constitue une attaque directe contre la visibilité des femmes et leur pleine participation à la vie publique [para. 59] De même, la Cour a expliqué que dans ledit rapport, le Rapporteur spécial a estimé que les États doivent prévenir la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes et ont le devoir d’adopter des sanctions adaptées et efficaces.
La Cour a également estimé que la Colombie devrait adopter un cadre juridique global pour éradiquer la violence en ligne à l’égard des femmes conformément aux recommandations des organisations internationales.
Par la suite, la Cour a dû examiner le droit à la liberté d’expression dans le contexte des réseaux sociaux en Colombie. Sur cette question, la Cour a fait remarquer que l’article 20 de la Constitution protège le droit à la liberté d’expression. Elle a également rappelé que la liberté d’expression est essentielle à l’existence d’une véritable démocratie participative et comprend la liberté d’exprimer des idées et des opinions, la liberté de diffuser et de recevoir des informations, la liberté de la presse et l’interdiction de la censure, tel qu’énoncé par la Cour constitutionnelle colombienne dans les affaires T-203/2022 et C-010/2000.
La Cour a également reconnu qu’Internet est une forme de communication qui a révolutionné la société. Sur ce point, la Cour a expliqué que « l’exercice du droit à la liberté d’expression sur Internet dépend, dans une large mesure, d’un groupe d’acteurs privés appelés intermédiaires, sans lesquels la circulation des contenus ne serait pas possible. Parmi les intermédiaires les plus pertinents figurent des plateformes telles que Facebook, Twitter ou Instagram. [para. 69]
En outre, elle a rappelé que, dans l’affaire T-179/2019, il a été jugé que la liberté d’expression « hors ligne » est la même que la liberté d’expression « en ligne », et que la portée de la protection constitutionnelle qui leur est accordée est donc la même. De même, la Cour a déclaré qu’en vertu de l’article 20 de la Constitution et de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, « il n’est pas possible de vérifier le contenu de ce que toute personne utilisant les réseaux sociaux veut publier, transmettre ou exprimer, car le contraire conduirait à soumettre sa divulgation à une autorisation préalable ». [para. 70]
Quoi qu’il en soit, la Cour a reconnu que ces technologies facilitent la rapidité, la spontanéité et une plus grande portée de la liberté d’expression tout en posant un risque accru pour des droits tels que le droit à l’honneur, à la vie privée ou à l’image. Sur ce point, la Cour a jugé que « la protection et les limites de la liberté d’expression par les médias imprimés à fort impact s’appliquent également aux médias virtuels » [para. 71], comme cela a été soutenu dans l’affaire T-050/2016. Pour illustrer ces limites à la liberté d’expression, la Cour a fourni des exemples clairs de cas où la liberté d’expression devrait être limitée :la propagande en faveur de la guerre ; l’incitation au terrorisme ; les discours haineux et discriminatoires ; l’apologie de la criminalité et de la violence ; la pédopornographie ; et l’incitation directe et publique à commettre un génocide.
Par la suite, la Cour a dû appliquer les normes juridiques développées ci-dessus à la présente affaire. Dans ce contexte, la Cour devait décider si le Conseil électoral national avait violé les droits à la liberté d’expression, à la non-discrimination, à la dignité humaine, à la vie et à l’intégrité des requérantes pour ne pas avoir sanctionné les partis et mouvements politiques pour les agressions en ligne subies.
La Cour a rappelé qu’en vertu de l’article 265 de la Constitution, le Conseil national électoral doit réglementer, surveiller et contrôler toutes les activités électorales des partis et mouvements politiques. En outre, la Cour a expliqué qu’en vertu de l’article 13 de la loi 1475 de 2011, le Conseil a le pouvoir d’infliger des sanctions aux partis et mouvements politiques lorsqu’ils enfreignent la loi. En outre, la Cour a expliqué qu’en vertu de l’article 4 de la loi 1475 et de l’article 41 de la loi 130 de 1994, les partis et mouvements politiques doivent créer des conseils de contrôle éthique pour réglementer la conduite et les activités de leurs membres et affiliés. Cependant, la Cour a estimé qu’aucune règle du système juridique colombien ne détermine si les facultés du Conseil national électoral doivent être exercées d’office ou à la demande d’une partie face à des actes présumés de violence en ligne contre les femmes.
La Cour a considéré qu’un nombre incalculable de commentaires ou de publications sont publiés quotidiennement sur les réseaux sociaux. En outre, elle a expliqué que non seulement il serait impossible pour le Conseil national électoral et les partis politiques de surveiller en permanence les activités menées par leurs membres sur leurs réseaux sociaux, mais que cela pourrait également entrainer la censure. À cet égard, citant l’affaire T-203/2022, la Cour a fait observer que la censure préalable est interdite.
Pour ces raisons, la Cour a conclu que pour que le Conseil national électoral ou les partis politiques puissent effectuer des contrôles ou adopter des sanctions face à la violence en ligne à l’égard des femmes, « il est nécessaire que les victimes attirent l’attention des partis ou mouvements politiques, ainsi que du Conseil national électoral ou des autorités compétentes, sur les actes qu’elles jugent transgresser l’ordre juridique. [para. 112]
Par conséquent, la Cour a donné raison au Tribunal administratif de Cundinamarca sur le fait que « les requérantes n’ont pas prouvé qu’elles avaient informé le Conseil national électoral, les comités d’éthique ou les autorités, telles que le bureau du procureur général, d’actes de violence en ligne pour entamer des procédures de sanction ». [para. 113] Par conséquent, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’imputer une quelconque responsabilité au défendeur.
Dans ce contexte, la Cour a conclu que le Conseil national électoral et les partis et mouvements politiques n’avaient pas violé les droits des requérants.
Nonobstant ce qui précède, la Cour a expliqué que la présente affaire nécessitait « une étude fondée sur une perspective de genre et une approche à plusieurs niveaux pour faire ressortir l’existence d’un modèle spécifique de discrimination dirigée contre les femmes journalistes par le biais de la violence numérique ou en ligne ». [para. 115]
Par conséquent, la Cour a réitéré que le système juridique colombien ne se prononce pas expressément pour dire si le Conseil national électoral ou les partis politiques doivent agir d’office ou à la demande d’une partie face à des actes présumés de violence en ligne contre les femmes. En outre, la Cour a estimé que « le système juridique ne prévoit pas de voie spécifique pour les cas de violence en ligne en ce qui concerne les pouvoirs de sanction du Conseil national électoral ou des comités d’éthique des partis politiques ». [para. 116]
La Cour a expliqué que l’absence d’une réglementation spécifique sur cette question empêche la reconnaissance de l’existence de la violence numérique à l’égard des femmes. Contrairement à la législation nationale colombienne, la Cour a rappelé qu’il existe des normes internationales en matière de droits de l’homme qui exigent des États qu’ils veillent à ce que tant les agents de l’État que les particuliers s’abstiennent de se livrer à tout acte de discrimination ou de violence à l’égard des femmes, conformément au rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences concernant la violence en ligne à l’égard des femmes et des filles du point de vue des droits de l’homme (2018) A/HRC/38/47. De même, la Cour a estimé que le rapport susmentionné exige des États qu’ils préviennent la violence sexiste numérique et qu’ils créent des procédures pour le retrait immédiat des contenus discriminatoires ou agressifs fondés sur le genre.
Ensuite, la Cour a expliqué que le Rapporteur spécial pour la liberté d’expression de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme avait déclaré que « les formes les plus fréquentes de violence en ligne contre les femmes journalistes et les professionnelles des médias sont la surveillance et le harcèlement, la publication de données personnelles, le trolling, le discrédit, la diffamation ou la disqualification, et la haine virale ». [para. 121] [Rapport sur les femmes journalistes et la liberté d’expression, 2018].
Compte tenu de cela, la Cour a estimé que « la violence en ligne contre les femmes journalistes est une réalité grimpante » et que les requérantes « ont reçu des insultes, des menaces et des commentaires qui cherchent à disqualifier leur travail journalistique ou à générer une haine virale à leur encontre ». [para. 122]
La Cour a également expliqué que les mauvais traitements subis par les requérantes à travers des insultes et des propos fondés sur « des schémas de discrimination que les femmes ont historiquement subis dans différents domaines ». [para. 124]
La Cour a ensuite jugé que ces schémas de discrimination fondée sur le genre sont démontrés par plusieurs facteurs tels que la disqualification de « leur rôle de mères », la délégitimation de leur rôle de journalistes, les idées préconçues sur l’intelligence des femmes, la dévalorisation du fait qu’elles sont des femmes, l’utilisation d’insultes sexistes et les menaces de mort ou les agressions physiques.
Dans ce contexte, la Cour a estimé que l’État ne pouvait tolérer ces formes de violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes et a conclu que la Colombie devait adopter les mesures nécessaires pour faire face à ce grave phénomène. La Cour a rappelé que dans son arrêt T-280/2022, elle a reconnu qu’en Colombie, il n’existe pas de cadre législatif satisfaisant aux recommandations que l’Organisation des États américains et ONU Femmes ont établies pour lutter contre la violence sexiste numérique. De même, la Cour a expliqué que dans ledit arrêt, elle a exhorté le Congrès colombien à se conformer aux recommandations formulées par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et l’Organisation des États américains pour prévenir, protéger contre, interdire et criminaliser la violence numérique basée sur le genre. Ainsi, la Cour a conclu que la Colombie a toujours un déficit normatif et une dette envers les femmes, pour leur garantir une vie exempte de tout type de violence, notamment en ce qui concerne la violence en ligne.
Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour constitutionnelle de Colombie a partiellement confirmé la décision du tribunal inférier dans la mesure où elle a rejeté l’action de tutelle pour n’avoir déterminé aucune violation des droits des requérantes en raison d’une action ou d’une omission du Conseil national électoral et des autres parties concernées ; et pour avoir reconnu un modèle de violence en ligne contre les femmes journalistes.
Cependant, la Cour a révoqué la partie du jugement qui ordonnait la « diffusion de la décision au sein des partis et mouvements politiques, en particulier la partie relative au droit à la liberté d’expression et à ses limites, et aux responsabilités des membres des partis et mouvements politiques, pour l’utilisation inappropriée des réseaux sociaux, lorsque cette utilisation conduit à la génération de violence en ligne ». [para. 129] Pour la Cour, la confirmation de cette partie de la décision « pourrait entraîner une censure préalable de la liberté d’expression, ce qui est expressément interdit par la Constitution ». [para. 131]
Enfin, la Cour a ordonné plusieurs mesures transformatrices pour éradiquer la violence sexiste en ligne. À cet égard, la Cour a exhorté tous les partis et mouvements politiques à adopter dans leurs codes d’éthique des lignes directrices pour sanctionner les actes de violence ou l’incitation à la violence en ligne conformément aux normes internationales ; et mettre en place une voie d’accès pour les femmes victimes de tout type de violence. Dans le même temps, elle a réitéré ce qui avait été ordonné dans le jugement T-280 de 2022 : que le Congrès se conforme aux recommandations internationales sur la prévention, la protection, la réparation, l’interdiction et la criminalisation de la violence sexiste numérique.
En outre, la Cour a ordonné au Ministère de la Justice et au Ministère des Technologies de l’Information et de la Communication d’adopter un projet de loi pour réglementer la violence numérique conformément aux normes internationales en matière de droits humains. La Cour a demandé au Bureau du procureur général, au Bureau du médiateur, au Ministère de la justice, au Ministère des technologies de l’information et de la communication et au Conseil électoral national d’inclure sur leurs pages Web des informations sur la violence numérique à l’égard des femmes et, en même temps, de prévoir des mécanismes de protection pour signaler tout type de violence à l’égard des femmes. Enfin, elle a ordonné au Conseil électoral national d’adopter les mesures nécessaires afin d’établir un plan de sensibilisation et de formation pour les membres et les affiliés des partis et mouvements politiques sur la perspective de genre et la violence en ligne à l’égard des femmes ; et de soumettre un projet de loi pour l’adoption d’un mécanisme de canalisation des plaintes relatives à la violence en ligne, et à établir une procédure réglementaire et interne pour le traitement spécifique de ces plaintes.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
La Cour constitutionnelle colombienne s’est penchée sur un aspect central concernant la liberté d’expression, précisément la violence numérique à l’égard des femmes journalistes. L’analyse judiciaire comprend deux éléments centraux. La Cour a estimé que les requérantes n’avaient pas suffisamment prouvé qu’elles avaient informé le Conseil national électoral, les partis politiques et les mouvements politiques des incidents présumés de violence numérique qu’elles avaient subis. Cependant, cet aspect de la décision pourrait être disproportionné par rapport au droit à la liberté d’expression des requérantes, car il n’existait pas de mécanisme de plainte en Colombie pour ce type de discrimination sur les réseaux sociaux tels que Twitter. Néanmoins, la Cour a établi un précédent historique dans le domaine de la violence numérique, compte tenu du modèle et du contexte évidents de violence en ligne contre les femmes journalistes. Il convient de noter que la Cour a ordonné à diverses institutions et autorités colombiennes de prévenir la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes, d’enquêter sur ces violences et de les sanctionner. La mise en œuvre de toutes ces mesures vise à protéger les femmes journalistes tout en renforçant un environnement de délibération publique à la fois pluraliste et exempt de discrimination et de violence à l’égard des femmes.
La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.
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