Diffamation / réputation, Expression politique
Tusalp c. Turquie
Turquie
Affaire résolue Élargit l'expression
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La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a estimé que le Chili avait violé le droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, de M. Carlos Baraona Bray, un défenseur des causes environnementales qui a été condamné par les tribunaux nationaux pour avoir accusé un homme politique de soutenir la déforestation. Carlos Baraona Bray a été condamné pénalement par des tribunaux nationaux pour diffamation après avoir accusé un sénateur chilien d’avoir exercé des pressions politiques sur les autorités publiques pour qu’elles autorisent la déforestation aveugle du mélèze. Pour la CIDH, les déclarations ou opinions sur les questions environnementales et le rôle des agents publics méritent une protection spéciale dans une société démocratique parce qu’elles sont d’intérêt public. Sur cette base, la Cour a jugé que les sanctions infligées à Baraona Bray avaient un effet dissuasif, l’empêchant d’exprimer des opinions sur des questions d’intérêt public et constituaient un moyen indirect de restreindre la liberté d’expression dans ses dimensions individuelles et sociales. La Cour a jugé que l’article 417 du Code pénal, qui a été utilisé pour condamner M. Baraona Bray au Chili, n’était pas conforme à l’exigence de «légalité » établie à l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, car il ne clarifiait pas les comportements prohibés et se réfère à des concepts trop larges, comme accuser quelqu’un de vice ou d’immoralité.
Le mélèze est une espèce indigène chilienne protégée en vertu du décret suprême n° 490, qui interdit son exploitation forestière sans discernement. Comme l’ont reconnu les deux parties, l’abattage aveugle du mélèze est une question d’intérêt public au Chili.
L’avocat chilien, Carlos Baraona Bray, défendait les questions de droit de l’environnement. Dans le contexte de nombreuses accusations portées contre des fonctionnaires pour avoir violé le décret suprême n° 490, M. Baraona Bray a déclaré dans divers médias qu’un sénateur de la région de Los Lagos (sénateur PS) exerçait des pressions politiques sur les autorités publiques pour promouvoir l’abattage systématique du mélèze.
Le sénateur PS a nié les accusations dans les médias et a intenté une action pénale le 14 mai 2004 contre M. Baraona Bray pour diffamation publique et calomnie grave, conformément aux articles 412, 416, 417 et 423 du Code pénal chilien (CPC), avec circonstances aggravantes, conformément à l’article 12(13) du CPC puisque les commentaires préjudiciables ont été faits dans le but de saper l’autorité publique du sénateur PS.
Le 22 juin 2004, le tribunal des garanties de Puerto Montt a déclaré M. Baraona Bray coupable. Le tribunal a estimé que ses commentaires n’étaient pas protégés par le droit à l’information car ils étaient préjudiciables et ne pouvaient pas prévaloir sur l’honneur du sénateur SP. Le tribunal l’a condamné à 300 jours d’emprisonnement, à une amende et l’a écarté de toute charge publique éventuelle.
M. Baraona Bray a introduit un recours en annulation devant la Cour suprême du Chili. La Cour a rejeté l’appel, déclarant que « la liberté de l’information n’incluait pas la transmission de faits faux, car la Constitution ne protégeait pas le droit à la désinformation ou à l’insulte ». [para. 62]
En 2005, à l’expiration de la période de sanction pénale, le tribunal des garanties a relaxé M. Baraona Bray. En 2006, M. Baraona Bray est passé à la télévision nationale pour parler de la procédure pénale à laquelle il a été soumis. Par la suite, le sénateur PS a déposé une autre plainte pénale contre Baraona pour diffamation, qui a été rejetée par le tribunal des garanties en 2007.
Le 4 mars 2005, la Clinique juridique en matière d’intérêt public et des droits de l’homme de l’Université Diego Portales a déposé une requête auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme au nom de M. Baraona Bray. En 2019, la Commission a publié le rapport sur le fond n° 52/19 et a notifié à l’État ses conclusions et recommandations. Le 11 août 2020, la Commission a soumis l’affaire à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, notant que l’État n’a pas respecté ses recommandations.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme a analysé la responsabilité internationale du Chili en ce qui concerne les violations de la liberté d’expression. La Cour était principalement saisie de la question de savoir si les condamnations pénales prononcées par les tribunaux chiliens à l’encontre du requérant, après avoir accusé un sénateur d’exercer des pressions politiques sur les autorités publiques pour promouvoir l’abattage aveugle du mélèze, violaient son droit à la liberté d’expression. Pour l’analyse, la Cour s’est penchée sur l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, notamment en matière d’environnement.
La Commission a déclaré que même si les propos de M. Baraona Bray pouvaient être considérés comme offensants, ils n’incitaient pas à la violence, écartant ainsi la possibilité d’engager sa responsabilité à cet effet. Pour sa part, l’État chilien a fait valoir que les deux tribunaux chiliens avaient établi que les commentaires de M. Baraona Bray n’étaient pas fondés et ne pouvaient être mis en balance avec l’honneur du sénateur PS.
Suivant l’avis consultatif rendu par la Cour internationale des droits de l’homme dans l’affaire La Colegiación Obligatoria de Periodistas (art. 13 et 29 Convención Americana sobre derechos humanos OC 5/85) et de l’affaire Moya Chacón c. Costa Rica, la Cour a rappelé que la liberté d’expression constitue une question primordiale dans une société démocratique, en particulier lorsqu’il s’agit de questions d’intérêt public. Cette liberté permet aux citoyens d’exercer un contrôle démocratique sur l’administration publique, qui à son tour promeut, comme il a été mentionné dans les affaires Herrera Ulloa c. Costa Rica et Moya Chacón, la redevabilité des agents publics par rapport au travail qu’ils effectuent.
La Cour a déclaré que les poursuites-bâillons (SLAPP, poursuites stratégiques contre la participation publique) constituent un abus de procédure judiciaire, qui doit être réglementé par les États pour permettre un exercice effectif de la liberté d’expression. La Cour a conclu que « le recours des agents publics aux tribunaux pour intenter des poursuites en diffamation ou pour dénigrement, non pas dans le but d’obtenir réparation, mais plutôt pour faire taire les critiques de leurs actions dans la sphère publique, constitue une menace pour la liberté d’expression ». [para. 91]
Partant de cet argument, la Cour a souligné l’importance de la liberté d’expression sur les questions environnementales, car elle représente un mécanisme permettant à la société d’influencer les décisions politiques sur ces questions. À l’appui de cette idée, la Cour a cité son avis consultatif 23/17 et plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme — Grimkovskaya c. Ukraine, n° 38182/03. 21/07/2011, Dubetska et autres c. Ukraine, n° 30499/03. 10/02/2011, Taşkin et autres c. Turquie, n° 46117/99. 10/11/2004, et Eckenbrecht et Ruhmer c. Allemagne, n° 25330/10. 10/06/2014.
En outre, la Cour s’est également appuyée sur la jurisprudence énoncée dans l’arrêt La Última Tentación de Cristo (Olmedo Bustos et autres) c. Chili et Palacio Urrutia c. Équateur pour souligner que la liberté d’expression comporte une dimension individuelle — le droit d’utiliser tout moyen approprié pour diffuser des opinions, des idées et des informations et d’atteindre un public des plus larges — et une dimension sociale — le droit collectif de connaître ces informations.
Enfin, la Cour a examiné dans quelle mesure des restrictions peuvent être imposées à la liberté d’expression. Le paragraphe 2 de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme établit que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu, puisqu’il est possible d’imposer des responsabilités ultérieures du fait de l’exercice abusif de ce droit afin d’assurer la protection des droits ou de la réputation d’autrui.
Pour qu’il y ait restriction à la liberté d’expression, la Cour a rappelé, citant l’avis consultatif AC-6/86 9/5/86 Série A, n° 6, Moya Chacón et Tristán Donoso c. Panama, trois critères doivent être remplis, c’est-à-dire que la restriction doit (i) être établie par la loi, (ii) remplir un objectif conformément à la Convention, et (iii) être nécessaire dans une société démocratique.
En analysant le deuxième critère, la Cour a déterminé que la liberté d’expression doit être mise en balance avec l’honneur de la personne touchée par l’expression, comme dans l’arrêt Mémoli c. Argentine et Moya Chacón. À cet effet, il est primordial que les États examinent si les expressions contestées concernent une question d’intérêt public, où il convient de faire preuve de plus de prudence avant d’imposer des restrictions à la liberté d’expression.
Pour déterminer s’il y a un intérêt public en jeu, les États doivent tenir compte de la conjonction de trois éléments : a) la personne concernée est-elle un agent public ? b) la personne en cause exerçait ses fonctions d’agent public dans les faits litigieux ; et (c) la question est d’intérêt public. Cela est d’autant plus pertinent que les agents publics sont plus exposés à un examen minutieux de leurs fonctions, comme établi par la Cour dans les affaires Herrera Ulloa et Moya Chacón.
En l’espèce, la Cour a établi que « l’accès à l’information sur les activités et les projets susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement est une question d’intérêt public manifeste et bénéficie donc d’une protection particulière en raison de son importance dans une société démocratique ». [para. 108]
En outre, la Cour a relevé qu’en l’espèce, le sénateur était bien entendu un fonctionnaire public et que les propos de M. Baraona Bray constituaient sans aucun doute une déclaration sur une question d’intérêt public. La Cour a noté que les sanctions infligées à M. Baraona Bray avaient eu un effet dissuasif sur lui, l’empêchant d’exprimer ses opinions sur des questions d’intérêt public et de participer au débat public. Par conséquent, la Cour a jugé que « l’application de l’infraction pénale d’injure grave dans le cas analysé constituait un moyen indirect de restreindre la liberté d’expression, en affectant les sphères individuelle et sociale » [para. 121] de la liberté d’expression.
La Cour a conclu que le recours au droit pénal pour imposer des responsabilités quant à des déclarations faites sur des questions d’intérêt public pouvait porter atteinte, directement ou indirectement, à la liberté d’expression et à la redevabilité des agents publics en ce qui concerne leurs fonctions, ce qui est contraire à la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Néanmoins, la Cour a fait remarquer qu’un discours protégé par le fait qu’il traite de questions d’intérêt public peut générer une responsabilité en vertu d’autres régimes juridiques tels que la responsabilité civile, et que les États devraient créer des mécanismes alternatifs autres que le droit pénal pour apporter réparation lorsque l’honneur des agents publics est affecté.
La Cour a conclu que le Chili était responsable de la violation de l’article 13(1) et (2) -liberté d’expression- de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.
La Cour a ensuite analysé l’absence de légalité des restrictions à la liberté d’expression imposées par l’État chilien.
La Commission a fait valoir que le droit pénal appliqué en l’espèce n’établissait pas de paramètres clairs qui permettraient de prévoir le comportement prohibé et ses éléments distinctifs. L’État a déclaré que l’argument de la Commission était vague, car il estimait que le Code pénal était précis quant aux comportements qu’il cherchait à sanctionner.
La Cour a rappelé les arrêts Kimel c. Argentine et Castillo Petruzzi c. Pérou, où il a été précisé que toute limitation ou restriction à la liberté de l’information doit être établie par la loi de manière claire et précise, pour ne pas la laisser à la discrétion des autorités publiques. La Cour a conclu que l’article 417 du Code pénal, utilisé pour condamner M. Baraona Bray, n’était pas conforme à cette norme, car il ne définissait pas clairement le comportement prohibé et faisait référence à des concepts trop larges, tels que le fait d’accuser quelqu’un de vice ou de manque de moralité. Par conséquent, le Chili a violé le principe de légalité consacré à l’article 9 de la Convention américaine des droits de l’homme, en ce qui concerne les paragraphes 1 et 2 de l’article 1 et l’article 13, au préjudice de M. Baraona Bray.
En ce qui concerne les réparations, la Cour a ordonné à l’État d’adopter, dans un délai de six mois, les mesures nécessaires pour qu’une mention figure dans le dossier judiciaire de l’affaire contre M. Baraona Bray, indiquant la responsabilité internationale de l’État du Chili devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme.
En outre, la Cour a ordonné, à titre de satisfaction, que l’État publie dans un délai de six mois, le résumé de la décision dans un journal national et dans un grand organe de presse, ainsi que le jugement complet sur le site internet de l’appareil judiciaire.
En guise de garantie de non-répétition, la Cour a ordonné à l’État d’adopter, dans un délai raisonnable, une législation relative à la classification des délits de diffamation conformément aux normes établies dans cette décision, en imposant notamment des alternatives au droit pénal mais qui protègent l’honneur des agents publics. La Cour a également ordonné l’adoption, dans un délai d’un an, de programmes de formation des agents publics sur les droits d’accès à l’information et de participation du public en matière d’environnement, en particulier sur la jurisprudence de la CIDH et l’avis consultatif 23/17.
La Cour a également condamné l’État à verser à M. Baraona Bray la somme de 60 000 dollars pour dommages matériels et immatériels, et 20 000 dollars pour frais de justice.
Votes concordants et votes dissidents
Les juges Ricardo C. Pérez Manrique, Eduardo Ferrer Mac-Gregor Poisot et Rodrigo Mudrovitsch ont émis un vote concordant, soulignant l’importance du raisonnement adopté par la majorité dans cette décision. Les juges ont estimé que cette décision constituait l’une des avancées les plus importantes de la Cour interaméricaine en matière de liberté d’expression au cours des dernières années. Ils ont souligné que les procédures pénales visant à protéger l’honneur des agents publics sont incompatibles avec la Convention américaine relative aux droits de l’homme, car elles ont un effet dissuasif sur le débat portant sur les questions d’intérêt public.
Les juges Humberto Antonio Sierra Porto et Nancy Hernández López ont émis un vote concordant et partiellement dissident concernant la violation du principe de légalité. Ils ont fait valoir qu’en cas d’exercice abusif de la liberté d’expression, les responsabilités subséquentes ne peuvent être considérées comme exceptionnelles. Ils ont déclaré que le système judiciaire doit disposer de protections suffisantes pour établir les responsabilités dans ces affaires afin de protéger le principe de protection juridique effective. En conséquence, ils ont déclaré que le principe de légalité n’est pas violé par le fait que le droit pénal chilien comporte un certain degré d’abstraction. Selon eux, la position adoptée par la majorité implique une dépénalisation absolue de tout comportement portant atteinte à l’honneur des agents publics.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme a élargi le champ d’expression en tenant l’État chilien internationalement responsable de la violation des droits de M. Baraona Bray en raison de son incrimination pour avoir exercé sa liberté d’expression sur une question d’un grand intérêt public. La Cour a reconnu que la liberté d’expression sur les questions environnementales mérite une protection spéciale en tant que question d’intérêt public dans une société démocratique. En outre, la Cour a également réaffirmé la norme juridique établie dans des affaires antérieures exigeant des États de la région qu’ils dépénalisent la diffamation et la calomnie, conformément à la tendance internationale vers des systèmes alternatifs pour faire face aux éventuelles tensions entre le droit à la liberté d’expression et d’autres droits.
La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.
L'importance du cas fait référence à l'influence du cas et à la manière dont son importance évolue dans le temps.
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