Sécurité nationale, Modération du contenu, Réglementation du contenu / censure, Droits numériques, Fermeture d'internet, Accès à l'information publique
SERAP c. République fédérale du Nigéria
Nigéria
Affaire résolue Élargit l'expression
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La Cour de justice communautaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a estimé que le gouvernement togolais avait violé le droit à la liberté d’expression des requérants en coupant Internet lors de manifestations en septembre 2017. La Cour a estimé que l’accès à Internet est un « droit dérivé » car il » renforce l’exercice de la liberté d’expression. » En tant que tel, l’accès à Internet est “un droit qui nécessite la protection de la loi” et toute ingérence dans celui-ci “doit être prévue par la loi avec justificatif des restrictions au droit garanti.” [Paragraphe 11] Comme il n’existait pas de loi nationale permettant de déroger au droit d’accès à Internet, la Cour a conclu que l’Internet n’était pas coupé conformément à la loi et que le gouvernement togolais avait violé l’article 9 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. La Cour a par la suite ordonné à l’État togolais de prendre des mesures nécessaires pour éviter que cette “situation” ne se reproduise à l’avenir, de promulguer des lois pour s’acquitter de ses obligations en matière de droit à la liberté d’expression et de payer une indemnité à chaque requérant d’un montant de 2 000 000 F
CFA (env. 3 500 USD).
En août 2017, des dizaines de milliers de manifestants à travers le Togo ont appelé au retour de la Constitution de 1992 qui garantit des élections multipartites et une limite de deux mandats pour le chef de l’État. Les termes de la Constitution avaient été modifiés par le père du président Eyadéma Gnassingbé, lui permettant de briguer un troisième mandat en 2002. Son fils, Faure Gnassingbé, est président du Togo depuis la mort de son père en 2005.
Le 5 septembre 2017, l’État togolais (le défendeur) a coupé l’accès à Internet dans le but de perturber les manifestations prévues. La coupure a eu lieu du 5 au 10 septembre et à nouveau du 19 au 21 septembre 2017. Les sept premiers requérants sont des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme établies et basées au Togo, dont Amnesty International Togo et « l’Association des Victimes de la Torture au Togo”. Le huitième requérant est une journaliste togolaise qui exerce au Togo en tant que blogueuse et activiste. Les requérants soutiennent que la coupure d’Internet constituait une violation du droit à la liberté d’expression, aux termes de l’article
25 de la Constitution togolaise et de l’article 9 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Ils ont également soutenu que la coupure les avait empêchés d’effectuer leur travail, portant ainsi atteinte à leur réputation et à leurs finances.
La défense du défendeur a contesté le droit de recours individuel des sept premiers requérants, car ils n’étaient ni des personnes physiques ni des victimes, tout en faisant valoir que la huitième requérante « n’avait pas déclaré la capacité en laquelle elle intentait l’action ». [Paragraphe 6] Le gouvernement a justifié la coupure d’Internet comme étant une mesure nécessaire afin de « préserver les intérêts du pays en matière de sécurité nationale ». [Paragraphe 2] Le défendeur a affirmé que la propagation de discours de haine et d’incitation à la haine en ligne risquait de faire basculer le Togo dans une “guerre civile”.
La Cour de justice communautaire a réexaminé la décision.
L’honorable juge Gberi-Be Ouattara a présidé le panel de trois juges de la Cour de Justice communautaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
La principale question dont la Cour était saisie était de savoir si la coupure d’Internet avait violé le droit des requérants à la liberté d’expression. Pour répondre à cette question, la Cour a posé trois questions à trancher : (i) La question de savoir si la Cour a compétence pour connaître et statuer sur la requête ; (ii) La question de savoir si les requérants ont qualité pour intenter l’action ; (iii) La
question de savoir si le droit des requérants à la liberté d’expression a été violé. [Paragraphe 7]
Question 1 : Compétence de la Cour
Les requérants ont fait valoir que la coupure d’Internet violait leurs droits à la liberté d’expression dans un procès intenté en vertu des articles 9(1), 9(4) et 10(d) du Protocole additionnel de la Cour de justice 2005 (A/P1/7/91).
La Cour a déterminé qu’en tant qu’allégation relative aux droits de l’homme, la demande des requérants constitue un motif de compétence de la Cour en vertu de l’article 9, paragraphe 4 qui stipule que : “ La Cour est compétente pour connaître des cas de violation des droits de l’homme dans tout État membre.” [Paragraphe 7] Se référant à l’affaire Moussa Leo Keita c. République du Mali (2007) ECW/CCK/JUD/03/07, la Cour a noté que les requêtes déposées concernant une violation présumée des droits de l’homme sont recevables si elles satisfont aux critères de l’article 10(d) du Protocole additionnel. Le seuil pour qu’une requête relève de la compétence de la Cour en vertu du paragraphe 9(4) est « simplement de revêtir la requête d’une allégation portant sur les droits de l’homme ». [Paragraphe 8]
Question 2 : Locus Standi des requérants
L’État togolais (le défendeur) a fait valoir que les sept premiers requérants n’avaient pas qualité pour agir car ils ne sont pas des personnes physiques. En outre, il a fait valoir que les sept requérants n’étaient pas des victimes et ne remplissaient donc pas les critères énoncés à l’article 10 d) du Protocole additionnel de 2005. Concernant la huitième Requérante, la journaliste togolaise, le défendeur a déclaré qu’elle n’avait pas démontré “la capacité en laquelle elle intente l’action.” [Paragraphe 6]
En réponse, les requérants ont fait valoir que les sept organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme sont tributaires d’Internet pour leur travail et que la fermeture de l’accès à Internet a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression. La huitième requérante a affirmé que la coupure d’Internet “l’a privée du droit de travailler en tant que journaliste et aussi de son droit à la liberté d’expression”. [Paragraphe 7]
La Cour a tout d’abord rappelé les dispositions de l’article 10 d) du Protocole additionnel de 2005 :
« Peuvent saisir la Cour….Toute personne victime de violations des droits de l’homme ; la demande soumise à cet effet :
En analysant les dispositions de l’article 10(d), la Cour a déterminé que le requérant doit avoir un locus standi pour que sa demande soit recevable. En ce sens, le locus standi a été défini comme “un intérêt ou un droit à protéger ». [Paragraphe 9] Citant l’affaire Alhaji Mohammed Ibrahim Hassan c.
Gouverneur de l’État de Gombe c. République fédérale du Nigéria (2012) ECW/CCJ/RUL/07/12, la Cour a noté que : “Les requérants n’étant pas victime ou parent d’une victime de la violation des droits de l’homme n’ont pas la qualité requise pour intenter l’action.” [Paragraphe 9] Cette décision impose au requérant de s’acquitter de la charge qui lui incombe de faire preuve de locus standi, de prouver « son statut de victime ou de victime indirecte ». [Paragraphe 9] Etant donné que les 7 premiers requérants dépendent de l’accès à Internet pour effectuer leur travail ; la Cour a conclu que les organisations non gouvernementales avaient « établi un intérêt et un droit dignes d’être protégés ». [Paragraphe. 9] Par conséquent, la Cour a conclu que les sept premiers requérants avaient qualité pour intenter l’action.
La Cour a ensuite examiné l’argument avancé par le défendeur selon lequel les 7 premiers requérantes ne sont pas des personnes physiques et ne pouvaient donc pas avoir la qualité requise pour agir. Pour déterminer si une personne non physique peut intenter une action ou non, la Cour s’est inspirée de sa récente décision dans l’affaire Dexter Oil c. République du Libéria (2019) ECW/CCJ/JUD/03/19. Dans cette affaire, la Cour a déclaré : « L’exception établie en vertu de laquelle les personnes morales peuvent intenter une action est celle des droits fondamentaux qui ne dépendent pas des droits de l’homme et qui incluent le droit à un procès équitable, le droit à la propriété et le droit à la liberté d’expression. » [Paragraphe 10] Partant, la Cour a conclu que les personnes non physiques peuvent intenter des actions pour protéger leur droit à la liberté d’expression, en cas de violation, ainsi que d’autres droits dérivés. Par conséquent, les sept premiers requérants avaient qualité pour intenter leur action en tant que victimes de violation de leur liberté d’expression.
En ce qui concerne la huitième requérante, le Tribunal a estimé qu’elle avait des motifs suffisants pour présenter une demande en tant que personne physique alléguant que la coupure d’Internet l’a privée de son droit de travailler en tant que journaliste. Par conséquent, les juges ont déterminé que les huit requérants avaient qualité pour intenter l’action devant la Cour.
Question 3: Droit des requérants à la liberté d’expression
La Cour s’est penchée finalement sur la troisième question : la question de savoir si la coupure d’Internet a violé ou non le droit des requérants à la liberté d’expression. Pour répondre à cette question, la Cour a commencé par examiner si l’accès à Internet « s’inscrit dans la perspective d’une violation du droit à la liberté d’expression ». [Paragraphe 11] La Cour a conclu que l’accès à Internet peut ne pas être un droit strictement fondamental mais il n’en reste pas moins un « droit dérivé », car il « renforce l’exercice de la liberté d’expression ». [Paragraphe 11] À ce titre, la Cour a conclu que l’accès à Internet fait « partie intégrante » du droit à la liberté d’expression qui « exige une protection juridique et rend sa violation passible de poursuites ». [Paragraphe 11]
Ayant établi que l’accès à Internet fait partie intégrante de la liberté d’expression, la Cour devait déterminer si la coupure d’Internet, en septembre 2017, par le gouvernement togolais a violé le droit des requérants à la liberté d’expression.
Pour répondre à cette question, la Cour s’est inspirée de l’article 9(1) et (2) de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples :
« 1. Toute personne a droit à l’information.
« Pour qu’une action aboutisse, les requérants doivent démontrer, d’une part, qu’il a été porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression et, d’autre part, que l’ingérence n’a pas été “imposée ou effectuée conformément à la loi. » [Paragraphe 12]
Les requérants ont soutenu que le défendeur a fermé Internet, les privant de l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, sans qu’une loi en vigueur n’exige une telle action. Les requérantes ont, en outre, fait remarquer que toute mesure législative subséquente ne justifierait pas par la suite la coupure.
En réponse, le défendeur n’a pas nié avoir coupé Internet, mais a justifié sa conduite en invoquant « l’intérêt de la sécurité nationale ». Le défendeur a affirmé que les manifestations « risquaient de dégénérer en guerre civile » en raison des discours haineux et de l’incitation à la violence diffusés en ligne. [Paragraphe. 13]
La Cour a reconnu que l’argument du défendeur en matière de sécurité nationale était “fondé” en tant que moyen de défense valable pour justifier une dérogation au droit à la liberté d’expression. Cependant, le « fondement de l’exercice de ce pouvoir de dérogation exige de le
faire conformément à la loi. » L’absence d’une telle loi est une violation de l’article 9 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Dans cette affaire, la Cour a estimé qu’il n’existait pas de législation nationale prévoyant les moyens par lesquels il pourrait être dérogé au droit à la liberté d’expression par le biais d’une coupure d’Internet. Par conséquent, la Cour a jugé que la coupure d’Internet par le défendeur constituait une violation du droit des requérants à la liberté d’expression.
La Cour a ordonné à l’État togolais de prendre “toutes les mesures nécessaires” pour éviter que cette “situation” ne se reproduise à l’avenir. Le gouvernement togolais a également reçu l’ordre de promulguer des lois pour s’acquitter de ses obligations en matière de droit à la liberté d’expression conformément aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. Enfin, le défendeur a été condamné à verser à chacun des huit requérants la somme de 2 000 000 FCFA (env. 3 500 USD) pour réparation.
La direction de la décision indique si la décision élargit ou réduit l'expression sur la base d'une analyse de l'affaire.
Cette décision étend le droit à la liberté d’expression en reconnaissant que le droit à l’accès à internet est un élément d’expression. La Cour a estimé que les coupures d’Internet ont violé le droit à la libre expression des journalistes et des organisations de la société civile dans la conduite de leur travail en ligne. Compte tenu de l’augmentation, au niveau mondial, des cas de coupure d’Internet, la décision crée un précédent contraignant utile à travers la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
La perspective globale montre comment la décision de la Cour a été influencée par les normes d'une ou de plusieurs régions.
L'importance du cas fait référence à l'influence du cas et à la manière dont son importance évolue dans le temps.
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